A propos de Entre deux mondes, Olivier Norek, par Mélanie Talcott
Entre deux mondes, Olivier Norek, Michel Lafon, octobre 2017, 416 pages, 19,95 €
Là-bas, ça pue le sang, les coups, la torture, le meurtre, le viol, la putréfaction des corps abandonnés à même le sol. Une terreur cataleptique fait de vous une victime, un bourreau ou encore un collaborateur. Les machettes anatomisent, les balles déchiquètent, les bombes pulvérisent. La folie porte le masque de la mort.
Ici, ça pue la pisse, la merde, les ordures qui croupissent, « le bois humide brûlé ». Machettes, barres de fer, armes à feux, mains qui étranglent. Une peur insidieuse vous tient aux aguets, la nuit comme le jour. Celle de se faire bouffer par la teigne, la malaria, la gale et autres saloperies refilées par les rats et les chiens errants, celle de se faire voler, celle de se faire violer, celle de se faire kidnapper, celle de se faire tuer et la moindre, celle de se faire prendre par les forces de l’ordre, police calaisienne, CRS, gendarmerie, douaniers. Ici aussi, la vie ne vaut rien. Ou si peu. Les mafias claniques y veillent, bien qu’elles doivent composer avec d’autres nouvellement rapportées dont l’albanaise qui dispute à l’afghane « le marché des passeurs» vers l’Angleterre.
La folie porte le masque de la désespérance et d’un horizon hérissé de murs, réels et fictifs. Elle a la mémoire « de ce qu’ils ont vécu, de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont perdu », et son espoir, un mot magique mille fois répété comme un sésame : Youké, le United Kingdom, qui frange un no man’s land infernal, la Jungle dans laquelle s’est aussi abîmée la ville de Calais, devenue depuis les Accords du Touquet une frontière surréaliste et factice « de l’Angleterre en France, et pas à Douvres. Et pour que ça reste comme ça, les British paient cher. Dernièrement, plus de vingt millions d’euros rien que pour mettre en place toute la ligne de barbelés qui protège la nationale et l’autoroute des attaques de migrants ». Une chose est certaine : qu’ils soient en dur ou virtuels, les murs de la honte ne font jamais rougir le front de nos politiciens et autres technocrates de la gouvernance. S’il est aujourd’hui de bon ton de chier sur Trump et son mur mexicain, il l’est tout autant de zapper celui de Calais qui, d’une présidence à l’autre, continue à tuer en silence.
Calais, on connaît. La plupart d’entre nous n’y est jamais allée, mais on connaît. Ces silhouettes sombres encapuchonnées qui glissent sous les sunlight de l’autoroute, qui se carapatent furtivement entre les camions ou qui envahissent les artères désertes de la ville comme un mauvais sang, porteurs d’épidémies de malemort et de violences latentes, les fourgonnettes de flics en file de dissuasion, les forces de l’ordre en sous-effectif, bouffées par l’impuissance et la honte, au bord du burn out, les bénévoles humanitaires qui distribuent aux migrants le casse-croûte et parent au plus pressé, les no-borders, véritables vautours idéologiques, les bombes lacrymogènes qui les chassent, les barbelés, qui portent le joli nom de Concertina, « de plus de dix mètres de haut » qui s’enroulent très haut, là-haut, « en forme de papillon, piquants aux extrémités et les ailes en rasoir, faits pour trancher la peau, blesser profondément et pas simplement repousser », comme si ce bout de territoire, le Strait of Dover, coincé entre Youké, le United Kingdom, et la côte d’Opale était une zone de haute sécurité. Un Guantanamo version française. On connaît Calais et en général, il faut bien l’admettre, on s’en fout, même si on s’en indigne publiquement tous azimuts. On a appris à faire avec. Cela fait désormais partie du paysage urbain, médiatique et quotidien, tout comme le terrorisme. Nous ne sommes que spectateurs d’une tragédie qui se joue, pour l’instant avec et sans nous. Dans notre histoire française, n’avons-nous pas quelques antécédents de camps que nos esprits de Ponce-Pilate opportunistes ont laissé faire en regardant ailleurs ? Faut-il rappeler tous ceux qui ont essaimé aux quatre coins de notre hexagone aux heures sombres de la seconde guerre mondiale, à commencer par le Vel d’Hiv, Gurs ou Rivesaltes, entre autres ? Au fond, Entre deux mondes d’Olivier Norek ne nous rappelle qu’une évidence : rien ne change. Et surtout pas l’humanité.
Par un glissement sémantique, le nom que lui avaient donné les premiers migrants iraniens, Jangal – la forêt – au vu des quelques arbres qui poussaient sur les hauteurs de Calais, s’est transformé en Rocinha, la tristement célèbre favela brésilienne, plutôt qu’en un bidonville frenchie… Bref, la Jungle, l’un de ces camps où en démocratie comme en dictature, on parque partout dans le monde les oubliés de l’Histoire. Le meurtre d’un passeur libyen et d’une Afghane sont le prétexte narratif pour dénoncer autant l’hypocrisie abjecte de nos gouvernants que la nôtre, plus soft sans doute, mais non moins passive.
Il y a fort à parier que la lecture de Entre deux mondes réactive juste le chip de notre bonne ou mauvaise conscience, tout comme il est aussi certain qu’il ne changera rien au quotidien inhumain de ces migrants, en majorité Afghans et Soudanais, puis Érythréens, Iraniens, Syriens, Kurdes, Pakistanais, Yéménites et enfin, en nombre plus restreint, Irakiens, Palestiniens et Éthiopiens. La plupart sont des hommes jeunes, victimes au collectif de la corruption de leurs gouvernements, des petits arrangements entre amis, des nôtres, du bellicisme mondial, du capitalisme ultralibéral, de la gangrène de la misère économique mondiale et à l’individuel, de leur choix comme Adam, flic syrien pendant plus de quinze ans, « du bon côté du pays et du bon côté de l’ordre », ou de la cruauté d’autres hommes comme le très jeune Kilani, enfant soldat du Sud Soudan, sans parler de tout ce que l’on ignore et qu’on ne peut que mal deviner et que le charismatique Ousmane, chef des Soudanais de la Jungle, nous laisse entrevoir.
« Certains souvenirs sont des brûlures et ces cauchemars n’épargnent personne ». Par la bouche de Kilani, Olivier Norek nous rappelle que derrière ces hordes d’humains que l’on nie parce que « comme tous les pays riches » nous n’avons « qu’une seule trouille, c’est de voir l’autre partie du monde venir se décrotter les pompes sur notre paillasson », il y a des drames et des tragédies et que peu nombreux sont ceux qui fuient leur pays avec la joie collée aux semelles, quand ils ont la chance d’avoir des godasses au pied. Un choix, comme dans le cas d’Adam, qui implique également de risquer la vie des siens. Entre collabo ou résistant, il a choisi de devenir un « opposant du gouvernement de la manière la plus risquée. En l’infiltrant, via la police militaire », tout en faisant « allégeance à une cellule rebelle de l’Armée syrienne libre ». Que le vent tourne et c’est le massacre assuré de toute la famille. Laisser tout derrière soi et fuir pour survivre devient alors la seule issue.
Il nous rappelle également que si l’on émigre avec le peu que l’on a, on émigre aussi avec ce que l’on est. Sa culture, ses croyances, son entendement, sa volonté, et souvent tenue en laisse, son obscurité. Et celle-là est une hyène. « Nous devenons tous des monstres quand l’Histoire nous le propose. Nous réussissons même à trouver des ennemis parmi nos propres frères… […] Partout dans le monde, quel que soit le niveau de pauvreté ou de détresse, tu trouveras toujours un homme sans cœur pour tenter d’en profiter », nous dit Ousmane. La Jungle n’échappe pas à la règle, cette règle immémoriale qui lie le dominant au dominé, le prédateur à la proie, le bourreau à la victime, le lâche à sa conscience à géométrie variable et le courageux à sa lucidité.
Entre deux mondes n’est pas un polar. Mais une superbe investigation, entre fouilles minutieuses dans les archives et observations à chaud sur le terrain où l’auteur a trempé sa chemise, impliqué son cœur et certainement laissé des plumes. Il nous avertit avec un militantisme prudent et pudique que notre désinvolture est d’une perversité absolue. « S’indigner, polémiquer, y’a qu’à, faut qu’on, mon dieu que c’est dur, ça me déchire le cœur, allez-viens… on va en terrasse ». On a adoré les Ch’tis à cause d’un film. Jubilatoire. On a abandonné les Calaisiens à cause d’une migration bordélique et subie. Pathétique ! Ces derniers sont peu à peu devenus nos Turcs de frontière à qui l’on demande, en regardant ailleurs, d’essuyer les plâtres de la politique migratoire désastreuse de nos élites qui d’une présidence à l’autre, se refilent les migrants comme une patate chaude, un objet non identifié. Les Calaisiens sont aujourd’hui les sentinelles perdues de la République. C’est aussi ce que nous dit Olivier Norek en nous mettant en garde contre le cancer rampant de notre indifférence qui ne manquera pas, un jour ou l’autre, de nous régaler de ses métastases.
Entre deux mondes est en fait le portrait cuisant de notre monde. Et il y a fort à parier que l’on visite « livresquement » cette Jungle qui « n’est pas le jardin d’Eden », comme nos aïeux, gantés et chapeautés de leurs certitudes, visitèrent autrefois les zoos humains lors des expositions universelles qui eurent lieu à Paris en 1878, 1889 et en 1931, tout comme il y a fort à parier que nos politiques le cloueront au mur du ni lu ni advenu.
Mélanie Talcott
Quatrième de couverture
Fuyant un régime sanguinaire et un pays en guerre, Adam a envoyé sa femme Nora et sa fille Maya à six mille kilomètres de là, dans un endroit où elles devraient l’attendre en sécurité. Il les rejoindra bientôt, et ils organiseront leur avenir. Mais arrivé là-bas, il ne les trouve pas. Ce qu’il découvre, en revanche, c’est un monde entre deux mondes pour damnés de la Terre entre deux vies. Dans cet univers sans loi, aucune police n’ose mettre les pieds. Un assassin va profiter de cette situation. Dès le premier crime, Adam décide d’intervenir. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il est flic, et que face à l’espoir qui s’amenuise de revoir un jour Nora et Maya, cette enquête est le seul moyen pour lui de ne pas devenir fou. Bastien est un policier français. Il connaît cette zone de non-droit et les terreurs qu’elle engendre. Mais lorsque Adam, ce flic étranger, lui demande son aide, le temps est venu pour lui d’ouvrir les yeux sur la réalité et de faire un choix, quitte à se mettre en danger.
Engagé dans l’humanitaire pendant la guerre en ex-Yougoslavie, puis lieutenant à la section Enquête et Recherche de la police judiciaire du 93 depuis dix-huit ans, Olivier Norek est l’auteur de trois romans largement salués par la critique et traduits dans plusieurs pays, ainsi que le lauréat de nombreux prix littéraires. Après Code 93, Territoires et Surtensions, il nous invite dans un monde Entre deux mondes que nul ne peut imaginer, où se rencontrent deux inspecteurs que tout semble opposer et qui devront unir leurs forces pour sauver un enfant.
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