À propos de Des dalles posées sur rien, Stéphane Sangral, par Didier Ayres
Des dalles posées sur rien, Stéphane Sangral, Galilée, octobre 2017, 208 pages, 17 €
Écrire en boucle
Avant d’en venir aux propos liés au dernier livre de Stéphane Sangral, je voudrais faire une réflexion au sujet de la différence entre la poésie et la philosophie. Cette dernière, œuvre en faisant système, quand la première cherche une langue. C’est pour cela que je fais balancer Des dalles posées sur rien du côté de la langue poétique – même si au détour du livre, surtout vers la fin, on est affronté à la création de concepts, plus propres ceux-ci du domaine de la philosophie, notamment en rapport avec Hegel ou la philosophie matérialiste. D’ailleurs, pour ma part, je considère Heidegger ou Nietzsche presque plus comme des poètes que comme des philosophes, car moins attachés au régime mystérieux et minutieux d’un système, qu’à rendre le monde poétiquement – et l’on sait l’attachement d’Heidegger, par exemple, à Hölderlin.
Ce livre se divise en 7 parties, qui traitent de la poétique de la conscience, de l’être ou du non-être, du soi, de la matière ou de la raison, ou encore de Dieu. Et le traitement de ces vastes sujets d’investigation intellectuelle laisse entrevoir une sorte de sujet écrivant en quête de lui-même, et qui utilise la littérature comme pour verrouiller l’âme, pour clore la totalité ou pour mettre fin à des aberrations ou des idées impossibles. Et je crois déceler là une écriture de la boucle, une théorie du cercle qui tend à faire se répéter des associations de mots afin d’en faire une idée nouvelle.
Donnons un exemple : L’univers renferme un astre irrémédiablement invisible à celui qui observe l’univers : celui qui observe l’univers.
Ou
la boucle – fascination elle-même liée à cette fascinante boucle qu’est la réflexivité de la conscience
ou
J’entends quelque part au fond de ma tête que la phénoménalité de la réflexivité de la conscience se réduit platement au fait de s’écouter penser ; j’entends quelque part au fond de ma tête que le plus grand mystère après celui de l’origine du Tout (mystère dans lequel l’entendement devient sourd) se résout en définitive dans la simple notion d’oreille […]
ou
Être soi, vérité et mensonge, être soi, réalité et fiction, être soi, profondeur et apparence, être soi, certitude et incertitude, être soi, évidence et étrangeté, être soi, sens et non-sens, être soi, vérité et erreur ;
être soi, aporie et aporie.
pour ne citer que quelques phrases, mais qui m’ont interpellé dès la première lecture. Cela laisse entendre pour moi que l’auteur est conscient de ce phénomène, et joue de cette sorte de dissociation, de cette technique qui fait que le sens advient par la réitération des mêmes propos, sorte d’apprivoisement des dissociations intérieures dont nous sommes tous, peu ou prou, les sujets. Donc, n’ayons pas peur de la tautologie, et joignons avec le poète le sens de l’être au sens de l’être.
Une chose par ailleurs m’a beaucoup frappé. C’est le chapitre consacré à la mort. On y voit un homme, qu’un certain matérialisme devrait rassurer, qui est à la fois fasciné et repoussé par la brutalité de ce mystère – ou bien n’est-ce qu’une « violence » comme l’entend Jean Genet ? Et de là, le vide, le néant qui se rend à lui-même, la vacuité qui triomphe de tout, l’importance du zéro. Oui, une peur violente de disparaître (ce qui est sans doute la chose la mieux partagée de notre espèce). Je cite :
Quelques instants avant ma mort je croirai en Dieu, mais pas au Dieu éternel, non, à un Dieu de seconde zone dont l’existence n’est limitée qu’à quelques instants.
ou
Qu’est-ce qui sépare la vie de la mort ? Un instant. Mais un instant qui, rejeté constamment dans le gouffre de son impossible rejet, dure toute la vie.
Tout cela fait apparaître un idéal spirituel en une mécanique propre au corps (et là la vie de médecin de l’auteur autorise beaucoup), laquelle conserve cependant son énigme, quoi que nous puissions écrire.
Avant d’en venir au style de l’auteur, il faut que j’ajoute à cette conception de l’existence, une position très originale chez S. Sangral, d’une personne humaine qui serait son propre dieu, un dieu individu, ou un individu dieu, et là nous sommes probablement dans la sphère conceptuelle du livre. Mais il faudrait faire un travail patient pour voir comment ce concept – que je résume à la vérité trop brutalement – pour voir quelles pourraient en être les conséquences pratiques et pour imaginer une sagesse, une philosophie disons le mot.
Pour finir, je dirais que le livre est bâti en partie sur des répétitions, à l’image de la musique minimaliste américaine, qui prend forme davantage dans des conceptions sérielles que mélodieuses, et qui rappellent parfois fortement, cette fois-ci dans le domaine des lettres, certaines pages de la Bible – ou se répètent par exemple les tributs des princes d’Israël dans un chapitre des Nombres, mais ce n’est qu’une occurrence, et il y en a de toute sortes de ce genre dans l’Ancien Testament. En gros je qualifierais cette écriture de sévère et d’efficace.
Didier Ayres
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