A propos de Dé-coïncidence, D’où viennent l’art et l’existence ?, François Jullien, par Fedwa Bouzit
Dé-coïncidence, D’où viennent l’art et l’existence ?, François Jullien, Grasset, septembre 2017, 162 pages, 16,50 €
La dé-coïncidence, c’est cette fissuration avec soi et avec le monde, c’est cette désadaptation qui ouvre sur l’inaliénable ambiguïté de l’existence. En cela, elle crée un malaise, car elle nous positionne en dehors et nous laisse orphelins de toute attache, de toute stabilité, de toute assurance. C’est ainsi qu’au moment d’un succès tant attendu, on se sent déjà propulsé hors de lui, de nouveau insatisfait et inaccompli. Lorsqu’on regarde du côté de son amoureux ou de son ami et que les regards ne coïncident plus, que le langage secret qui unissait deux personnes est désappris et que l’on retourne à l’étrangeté de l’autre.
De ce fait, la dé-coïncidence est perçue comme négative, en vertu d’une coïncidence salvatrice, une absolue adéquation avec soi et avec le monde telle que rêvée par les stoïciens. Mais François Jullien vient défier les conceptions classiques dans son dernier essai et inverser une hiérarchie qui a longtemps dominé la philosophie : celle de la coïncidence sur la dé-coïncidence, de l’être sur l’advenir, du rationnel sur le fortuit. Et si c’était la coïncidence qui était négative, car immobile et sans issue ? Et si la dé-coïncidence était, de par sa négativité même, positive ? Et si c’était la condition nécessaire de la conscience, de l’existence, de l’art et de tout ce qui fait le propre de l’humain ?
Sortir de la coïncidence
Y a-t-il jamais de coïncidence complète ? Ou est-ce seulement une apparence d’harmonie qui cache une plus grande fissure ? La coïncidence c’est l’adéquation, mais c’est aussi la paralysie, la conformité, l’impasse : la mort de toute initiative et de toute velléité de changement. Sous ses airs de bonheur d’Éden, il y a saturation : un malaise qui nous projette déjà en dehors de l’adéquation.
Or déjà Lucrèce arrivait à discerner un écart, une dé-coïncidence minimale dans la trajectoire de la chute des atomes. C’est ce qui fait que ceux-ci se heurtent au lieu de tomber éternellement, coïncident et enclenchent une création nouvelle. Ce qui laisserait entendre qu’« au commencement était la Dé-coïncidence », menant vers d’éternelles re-coïncidences, comme autant d’essais de création, sans plans ni aprioris. C’est une vision du monde et de ses débuts à contre-pieds de la création providentielle ou des fictions de débuts premiers.
Exister en dé-coïncidant
Exister, ex-ister, ex-sistere : se tenir hors. Déjà dans son étymologie, l’existence nous apparait à l’opposé de l’adhésion au monde et à sa logique, telle que conçue par les stoïciens. C’est en se tenant hors, en dé-coïncidant, que l’humain prend conscience, car la conscience n’advient qu’« en se désolidarisant de ses adhérences ». C’est aussi par la dé-coïncidence que la promotion du sujet en « je », que la liberté et que l’initiative sont rendues possibles : tout ce qui fait une existence humaine authentique.
Nous cherchons tous un peu à dé-coïncider pour mieux vivre : partir en voyage pour échapper à son environnement habituel, changer ses rituels et ses habitudes, s’éloigner d’un milieu ou d’une situation pour prendre du recul. Tout autant de façons de dé-coïncider avec sa pensée, ses mœurs, sa vie. Poser la dé-coïncidence en principe de vie, c’est inventer une nouvelle éthique, plus humaine et plus spontanée, loin du forçage moral qui cherche à nous faire rentrer dans des schémas préétablis, car la seule définition de l’humain est de « se soustraire à toute définition possible ».
Adopter l’éthique de la dé-coïncidence dans son rapport avec soi-même, c’est abandonner l’idée d’un soi stable, d’un caractère immuable. Car stagner en un soi prévisible, ne pas être malléable au changement et donc à l’amélioration, c’est le vice même. Au contraire, on s’inscrit dans « une transformation continue de soi-même », seule condition de la promotion et de l’amendement du sujet.
Dans notre rapport à l’Autre, se tenir hors nous permet de respecter l’altérité sans l’aliéner à soi. Dé-coïncider de soi dans notre rapport à autrui, ne pas se maintenir dans l’illusion confortable de la compatibilité, c’est garder toute la complexité du rapport à l’Autre, c’est vraiment rencontrer l’Autre.
L’art « absolument moderne »
« Il faut être absolument moderne » : tel est l’impératif que lance Rimbaud en 1873. Et les poètes n’y manquent pas, de Mallarmé à Aragon, sans oublier Baudelaire. La syntaxe se défait, les coupes ordonnées des vers laissent place à des hiatus spontanés, qui nous tiennent en haleine. L’image poétique ne cherche plus l’adéquation de la chose à l’esprit, mais réveille de subits éclairs de conscience. « La poésie moderne pratique la dé-coïncidence », elle renonce à une adéquation et se lance dans le pur jeu du hasard.
Il en est ainsi de la peinture : elle cesse de coïncider avec la Nature et devient plus inventive. On prend plaisir à enfreindre les règles d’Alberti : Cézanne défie toute perspective en faisant basculer ses tables vers l’extérieur, le titre semble dé-coïncider du tableau dans Violon et cruche de Braque, ou encore dans Verre et bouteille de Suze de Picasso. La notion même de contours est défiée par plusieurs artistes tel que Richter qui oblitère tellement les contours dans Chinon que l’on se retrouve devant un paysage méconnaissable et difficile à localiser.
Fedwa Ghanima Bouzit
François Jullien est philosophe, helléniste et sinologue. Se déplaçant entre l’Europe et la Chine, il questionne les évidences de la pensée européenne et éclaire de nouveaux possibles de l’esprit. En plus de Dé-coïncidence, ici recensé, on peut également lire de lui : Un sage sans idée, Des transformations silencieuses, Cette étrange idée du beau, Philosophie du vivre, ou encore Une seconde vie.
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