À propos de André et Leone Leoni, George Sand, par Yasmina Mahdi
André et Leone Leoni, George Sand, éditions Honoré Champion, octobre 2017, 450 pages, 70 €
Fosse aux lions
Venise sous la pluie et par temps froid, dans un palais triste, et tout de suite a lieu l’inversion du cliché de la Venise flamboyante et festive, image répandue et commune. Cependant, tout le XIXème siècle est campé dès les premières phrases, le ton spécifique d’une époque où spleen (déjà), pensées diffuses, romanesques, fiévreuses, agitent les protagonistes, lesquels frissonnent à l’évocation d’aventures presque sadiennes. Soulignons que Proust a été sans doute influencé par George Sand, notamment en ce qui concerne le traitement du temps, étiré, distendu, infini et néanmoins clos. L’auteur(e) endosse le rôle de l’homme, don Aleo, et scrute ainsi les réactions, les poses, les conventions d’une classe sociale. Elle tire les fils de ses marionnettes sophistiquées représentant des spécimens genrés. La diégèse est constituée de couches successives de glacis, de repentirs, de repeints. Venise, cité lacustre isolée, est personnifiée comme la ville des voyages de noces mais également des amours interdites ou illégitimes, des passions cachées, des crimes et des maladies – et ceci jusqu’à Thomas Mann et Mort à Venise de Luchino Visconti.
Commençons par citer ce passage admirable où le fantastique fait son apparition : Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert et jetaient une lueur livide sur les objets. (…) Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l’hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul. Juliette, l’héroïne au prénom funeste et prédestiné, se trouve hantée par une volupté morbide à l’égard d’un ancien amant. Peut-on y voir la filiation avec les romans épistolaires libertins – romans-expériences imaginaires, selon Élise Sultan (in Philonsorbonne 2012-2013) – à travers lesquels les femmes se vouent malgré elles à devenir des victimes expiatoires et sacrificielles ? Chaque action s’accompagne de détails adjectivés, et ainsi la femme bourgeoise du XIXème siècle est livrée avec beaucoup d’explications, ce qui corrobore à la pesanteur de son aliénation. La jeune fille grandit sous globe de cristal, parée de bijoux, une plante sous serre étouffée par les délires maternels.
George Sand aborde la question morale de la mise en garde des vanités des possessions et de leur inutilité ; plus, de leur prix à payer… Tout n’est qu’artifice et faux-semblants, orgueil aveugle dans cette société de parvenus, où les plaisirs et les goûts sont superficiels voire grossiers, à l’intérieur de laquelle les femmes sont infantilisées, parfois complices et responsables de leur propre anesthésie. G. Sand construit une forme spéculaire, en miroir, au propre comme au figuré, se diffractant ; à travers la comparaison en reflet de la fille à sa mère : j’étais un reflet (…) ma figure, qui ressemblait à la sienne, lui rappelait (…) la fraîcheur à peine altérée de sa première jeunesse ; le miroitement de la rencontre : Elle (…) le cherchait parmi les hommes qui avaient la toilette la plus brillante ; et à travers le lustre clinquant de la bourgeoisie, Ma mère (…) n’avait jamais été choquée de voir son nom gravé en larges lettres de strass au-dessous du balcon de sa chambre à coucher. L’aristocrate Leone Leoni se présente en être étincelant et changeant, à multiples facettes – un phare, une sorte de Roi-Soleil mondain qui brûle ceux et celles qui l’approchent, réduisant en cendres les sentiments comme les fortunes. Le séducteur de Juliette, tels Casanova ou Don Juan, participe à des festivités dignes des Mille et une nuits, enivre des princesses et se transforme en prince charmant de contes – tout en dissimulant une autre nature. La bourgeoisie laborieuse, composée de négociants et d’artisans, détient la manne économique et en affiche le prix de manière mercantile. Ainsi, cette société inéduquée se laisse berner par l’éblouissement de la haute tenue du noble. Cependant, l’aristocrate ne possède plus rien, dilapide tout. Seule la force de son prestige encore intact lui tient lieu de crédit… et d’ultime vengeance sur une catégorie qu’il méprise. Leone Leoni est à la fois un surhomme, une fiction et la réminiscence d’une splendeur passée, un demi-dieu dévolu au mal.
Soudain, le roman Leone Leoni prend des allures de récit d’aventure et tout disparaît dans les ténèbres. Arrivent une autre existence dans une rêverie qui ressemblait à l’extase, un autre contexte, champêtre et rousseauiste, une existence bohème, en marge et en fuite perpétuelle. G. Sand puise-t-elle dans son vécu intime, au sein de ses expériences auprès d’hommes célèbres, d’artistes en vue ? La romancière déconstruit les phases de la passion érotique, le temps de caresses délirantes, les sentiments d’une épousée subjuguée à jamais par ces six mois de son amour, période dans laquelle la jeune Juliette Ruyter se trouve soumise et enchaînée à lui par une passion aveugle, asservie à une soumission illimitée ! Le récit spéculaire s’embellit d’épithètes relatives aux allégories, aux visions emplies de lumières – les réverbérations du paysage, les jeux de lune –, aux trucages – la mise en scène du bal –, aux irisations des pierres précieuses, et se ternit à cause des désillusions – les fausses déclarations d’amour et les non-dits.
La lumière se met alors en berne, réduite, enfermée dans son cylindre de métal, uniquement dirigée sur lui (le libertin), et des scènes d’épouvante, des passages de piraterie, envahissent la romance amoureuse. Le coffre fermé, objet symbole de la dot et de la virginité de la jeune promise dans la peinture flamande, ici, est déterré par des profanateurs. George Sand dresse le tableau d’une aristocratie dévastée, de biens en lambeaux (…) à demi dévorés par les rats, autour de la sentence lugubre de Leoni : ces traces de noblesse qui te plaisent ne sont qu’une longue suite d’épitaphes et de tombeaux qu’il faut orner de fleurs. Une place est également faite aux instruments de vue – la loupe pour vérifier le cachet de l’orfèvre devant l’aveuglement incroyable (et héroïque) de Juliette, jusqu’à l’hyper-lucidité du surhomme en Leoni : il avait tout vu (…) il lisait dans l’univers comme dans un livre de poche. La romancière ébauche l’avènement d’une troisième société entièrement masculine constituée d’une espèce de confrérie d’initiés, d’un cercle de joueurs et de buveurs qui se resserre en étau autour de Juliette, l’ornement délicat du vampire.
Les arguments sophistiques comme le confie Léone, semblent renouer avec le style des Liaisons dangereuses, du monologue de Leoni proche de celui de Valmont, et la raison bascule vers un climat éphémère, incertain et cruel. Nous pourrions comparer la tirade de Leone Leoni dans des termes plus modernes à une contestation libertaire contre la bourgeoisie et la thésaurisation, et d’un plaidoyer de l’individualisme. S’y cachent plus subtilement les aléas de l’écriture et de l’écrivain(e) isolé(e). L’histoire du coffre se poursuit, il revient en songe à Juliette, souillé, au contenu entièrement dilapidé. G. Sand continue de décrire avec acuité les turpitudes des destins contrariés et abîmés par des individus dissimulés sous d’innombrables masques. Ce roman magnifique se tient sur les rives d’un combat entre le vice et la vertu, un thème classique de la littérature, opposition occupée par les règlements de comptes mortels entre sociétés ennemies.
Ainsi, Leone Leoni est un roman libertin à contre-courant car George Sand semble prendre le contre-pied de la violence sadienne, la condamnant en partie, en optant pour une philogynie compatissante envers les blessures infligées à Juliette (Juliette comme pendant de Justine de Sade ?) L’auteur(e) analyse également l’arrivée du capitalisme d’industrie dans lequel les individus ne peuvent plus jouir impunément d’une liberté absolue et doivent travailler pour subvenir à leurs besoins. Puis Sand, de manière ambiguë, endosse le costume d’un gondolier et repart pour une narration sans fin, et une mystérieuse tombe hébraïque devient la pierre angulaire d’un nouvel épisode. Ce roman aux teintes violemment contrastées, de l’étincellement à l’obscurcissement, entrecoupé d’éclairs, s’inspire de tableaux tourmentés de peintres que Sand a pu voir à Venise. Notons pour conclure la justesse et la rigueur des analyses des éditions critiques par Mariette Lemaire pour Leone Leoni, et par Liliane Lascoux pour André – roman que nous laisserons découvrir au lecteur –, qui complètent cet ouvrage érudit, sous la direction de Béatrice Didier.
Yasmina Mahdi
- Vu: 2494