À propos de Ainsi parlait Emily Dickinson (Arfuyen), par Didier Ayres
Portrait de femme en artiste
à propos de Ainsi parlait Emily Dickinson, Arfuyen, 2016, trad. Paul Decottignies, 13 €
Ma relation avec la poésie d’Emily Dickinson est complexe et a eu recours à trois moments de trois lectures, dont la dernière est publiée ces jours-ci par les éditions Arfuyen dans sa nouvelle et belle collection « Ainsi parlait ». En effet, j’ai trouvé avec cette édition, une Dickinson très incarnée et en lutte avec ce qui me paraît le plus important, c’est-à-dire la vie, son au-delà, et la pensée. Il faut d’ailleurs savoir que la poétesse, si célèbre aujourd’hui, n’a volontairement rien publié de son vivant. Elle ressemble à cet égard, dans un tout autre registre, à Fernando Pessoa qui, grâce à son hétéronomie, si je puis dire, a su conquérir la célébrité de son œuvre après sa mort. Il est donc très important ici de voir combien l’immortalité tient une place importante pour ces 1789 poèmes, 1049 lettres et 124 fragments que nous laisse la grande poétesse américaine.
Le livre d’ailleurs s’ouvre sur un fragment de 1846, qui introduit avec intelligence toute la question de la poétesse, celle de la pérennité de toute chose.
L’Eternité ne te semble-t-elle pas terrible ? J’y pense souvent et elle m’apparaît si sombre que je souhaiterais presque qu’il n’y ait pas d’Eternité. Penser qu’il nous faudra vivre pour toujours et ne jamais cesser d’être ! On dirait que la Mort que tous redoutent parce qu’elle nous jette dans un monde inconnu serait un soulagement par rapport à un état d’existence aussi illimité. Je ne sais pas pourquoi, mais il ne me semble pas que je cesserai un jour de vivre sur la terre – je ne peux imaginer avec le plus grand effort d’imagination ma propre scène de mort – il ne me semble pas que je fermerai un jour les yeux.
Et il est vrai qu’en ce sens, Emily Dickinson n’a pas fermé les yeux. Par ailleurs, il reste très frappant encore que ces fragments poétiques confinent à l’intellection, la pensée, et acquièrent une valeur philosophique et théologique parfois. Au reste, cette question de ce que contient la langue poétique me tourmente souvent personnellement. Je cite :
L’accomplissement est la hâte des fous (l’ivresse des fous), mais l’Attente est l’Elixir des Dieux –
ou encore :
La définition de la Beauté est / Qu’il n’y a pas de Définition – / Pour le Ciel, l’Analyse est aisée / Puisque le Ciel et Lui sont Un.
Cette forme fragmentaire qui porte les poèmes vers une ellipse parfois hermétique, était déjà une interrogation qui me traversait à la première lecture de Dickinson. Mais ici, grâce à cette autre lecture, j’ai enfin trouvé la voix universelle et intemporelle de cette grande et merveilleuse écrivaine.
Je dois dire que l’utilisation des majuscules m’avait déjà frappé à l’époque de ma première lecture, et ce n’est évidemment pas un hasard pour la poétesse. Car toujours ces majuscules, en même temps qu’elles cassent un éventuel ronronnement sommeillant de la langue poétique, nous fait aborder les grands thèmes de l’existence. Beauté, Immortalité, Nature, Art, Sagesse, Créature, Être, Âme, sont autant d’épithètes qui soulignent une grandeur et une force intérieures. Il en est de même avec l’utilisation des tirets qui m’a toujours troublé.
Ce monde est bref, et je désire, jusqu’à en trembler, toucher de ma main ceux que j’aime avant que les collines ne rougissent – ne grisonnent – ne pâlissent – et ne « renaissent » !
Pour conclure très rapidement sur ces quelques propos, je voudrais ajouter que cette poésie ne s’offre pas sans inquiétude, et qu’elle resserre sa force, qu’elle recèle une vraie puissance dans la mise en exergue du sentiment et des principes fondamentaux de l’Homme. La poésie de Dickinson, et pour tout dire sa pensée, se cristallisent intensément dans une démarche fragmentaire, grâce à des syncopes formelles et pour finir, une vraie liberté de ton.
Didier Ayres
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