À malin, malin et demi, Richard Russo
Ecrivain(s): Richard Russo Edition: Quai Voltaire (La Table Ronde)
La plupart des romans de Richard Russo se situent dans le nord de l’Etat de New-York, près des contreforts des monts Adirondack, dans des villes imaginaires, comme celle de Mohawk dans Quatre saisons à Mohawk, son premier roman publié en 1986, Empire Falls, dans Le Déclin de l’empire Whiting (Empire Falls, 2001), ou North Bath dans deux livres : Un homme presque parfait (Nobody’s fool, 1994) et le tout récent À malin, malin et demi (Everybody’s fool, 2016).
Toutes ces petites villes de l’Amérique provinciale, après avoir connu quelques heures de gloire, souffrent de calamités diverses d’origine économique, parfois écologique, souvent les deux, et abritent une population qui végète, hante les bars pour fuir l’ennui, se résigne à vivre sans réel espoir d’améliorer leur quotidien.
Des hommes et des femmes de la « middle class » qui, à force d’être confrontés à une absence d’horizon, au délabrement de leurs cités, sombrent dans la mélancolie et le doute, vivent par procuration tant sur le plan sentimental que professionnel.
Dans À malin, malin et demi, les lecteurs qui se sont régalés à la lecture d’Un homme presque parfait retrouveront avec plaisir certains des protagonistes. Pourtant ce nouveau roman de 624 pages qui se déroule sur quarante-huit heures (un vrai tour de force !) peut se lire sans avoir eu connaissance du précédent, Richard Russo introduisant d’assez nombreux flashbacks explicatifs.
Dix ans se sont écoulés et la ville de North Bath a vu tous ses efforts pour retrouver de sa superbe sombrer les uns après les autres. Du parc d’attraction de L’Ultime Évasion englouti dans les marais, aux projets immobiliers entachés par des vices de construction, la poisse colle aux murs de la ville. Et quand les orages du mois de mai s’abattent sur le cimetière et détrempent le sol, les cercueils se font la malle pour glisser vers le bas de la colline : « Après une bonne tempête, rien ne vous certifiait que la tombe sur laquelle vous veniez vous recueillir renfermait le même cercueil que la semaine précédente » (p.10). « Comment demander aux gens de croire en un avenir meilleur, alors que l’arrière-arrière-grand-mère Rose jaillissait de la terre empoisonnée, apparemment pour protester ? » (p.383).
Qui voudrait investir ou venir habiter dans un endroit où tout ce que l’on plante dépérit et où une odeur pestilentielle envahit parfois les rues sans que quiconque n’en connaisse la véritable raison ? Situation d’autant plus désespérante que la ville voisine de Schuyler Springs est prospère, agréable à vivre et attise les convoitises.
Alors, quand tôt le matin, Douglas Raymer, le chef de la police, forcé par le maire d’assister à l’enterrement du juge Bayron Flatt, entend le révérend dans son prêche qualifier North Bath de « Notre belle ville », il croit rêver et frôle le haut-le-cœur. Pourtant la journée ne fait que commencer et les prochaines quarante-huit heures qu’il s’apprête à vivre, avec son accumulation de catastrophes et de phénomènes étranges, vont chambouler son existence et surtout sa personnalité.
Richard Russo, écrivain très apprécié outre-Atlantique, est sans doute l’auteur américain actuel qui dépeint le mieux les gens ordinaires à tendance « imbécile » – il emploie l’expression dans une interview au Portland Herald Press avec un zeste d’affection (1) – décortique leurs doutes, leur manque de confiance, leurs névroses, leurs pensées intimes, leurs lâchetés, tout en sachant les rendre éminemment sympathiques. À malin, malin et demi en est une nouvelle fois la brillante démonstration.
Le personnage de Douglas Raymer frôle l’archétype du flic nullissime, s’il n’était aussi un homme en mal d’identité, torturé par la mort accidentelle de son épouse infidèle et obsédé par la télécommande d’une porte de garage devant appartenir à un amant dont il ne connaît pas le nom. Donald Sullivan, dit Sully, auquel les médecins ne donnent qu’un an ou deux à vivre en raison de problèmes cardiaques, refuse de se faire poser un pacemaker et, alors qu’il a hérité d’une confortable maison et gagné une coquette somme à la loterie, loge dans une caravane et continue de boire et fumer sans se soucier des conséquences. Son meilleur pote, Rub, qui lui voue une dévotion aveugle, est à la limite de la débilité et ne pense pas à s’insurger lorsque Sully, après avoir recueilli un chien incontinent affligé d’une fâcheuse tendance à mâchouiller son pénis, le baptise du même prénom. Carl Roebuck est, quant à lui, un entrepreneur incompétent, un obsédé sexuel aux troubles érectiles persistants. Gus Moynihan, le maire aux projets grandioses, se prend pour un homme dévoué, capable d’améliorer toutes choses, sans pourtant arriver à calmer les tourments de sa propre femme Alice.
Saupoudrez de quelques autres déglingués pour faire bonne mesure, pimentez d’un vrai méchant en la personne de Roy Purdy, faites tomber la foudre, agitez des serpents à sonnette, liez le tout avec des portraits de femmes attachantes et vous obtiendrez une « comédie humaine » décapante.
Conteur exceptionnel, fin scrutateur de la psyché humaine, Richard Russo excelle à sonder les âmes comme il excelle à créer des ambiances oppressantes, croquer des lieux d’une plume exigeante, inventer des dialogues savoureux. Il sait surtout se fixer des limites afin de respecter la crédibilité de ses personnages, ne pas tomber dans l’excès ou la caricature. Humains, trop humains ? Ses « imbéciles » qui peuplent ses romans ont des failles touchantes qui les rendent proches de nos propres insuffisances. Ils arrivent aussi en dernier ressort, après bien des hésitations et des bourdes, c’est du moins le cas dans ce dernier ouvrage, à amputer leur vocabulaire de l’adverbe « peut-être ».
Une plongée dans la middle class américaine qui mérite le détour.
Catherine Dutigny
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