À mains nues, Ida Jaroschek (par Luc-André Sagne)
À mains nues, Ida Jaroschek, éditions Alcyone, Coll. Surya, mai 2022, 90 pages, 20 €
Ce que l’on entreprend à mains nues n’est pas en général chose facile. C’est plutôt un combat à mener, une attaque qu’on lance ou que l’on repousse. Dans tous les cas, il s’agit d’un affrontement direct, sans détour, un face à face où l’on ne peut compter que sur ses propres forces. C’est dire si le nouveau recueil d’Ida Jaroschek, que publient les éditions Alcyone, en s’intitulant précisément « À mains nues », s’annonce, au travers des soixante-treize poèmes qui le composent, comme le récit d’une lutte. La lutte pour ne pas succomber au désespoir, pour résister et défier même les forces négatives devant ce qui abat et bouleverse : la disparition de l’être cher.
Récit éminemment poétique dans lequel la poète continue à s’adresser à cet être de chair et de papier en cherchant « à inventer les peaux invisibles, l’amorce du poème / (…) pour livrer / à la fin des phrases leur vérité brûlante ». Elle veut « gréer le vent à la voix de l’absent / (…) entrer dans l’épais, le possédé / greffer à la langue essors, soubresauts ».
Deux parties constituent le recueil, comme les deux aspects d’une même réalité. La première, intitulée Les grands fauves, pencherait plutôt du côté de la perte et de l’absence, la seconde, Jaune passion, vers celui de la passion amoureuse. Loin de s’opposer elles se répondent au contraire, déploration et passion s’entremêlant.
Sur les trente-cinq poèmes de la première partie, plus d’une dizaine sont marqués de la présence de « grands fauves ». Présence qui semble parfois souhaitée et parfois redoutée. A leur évocation, on comprend qu’ils servent à extérioriser en quelque sorte une autre dimension du réel que celle que nous connaissons, à exprimer une force vitale puisqu’avec eux il n’y a plus de peur, qu’eux seuls par exemple peuvent emporter le souvenir de l’être aimé ou partir « à l’assaut dévorant du désir ». C’est dans « un inconnu sauvage / l’ouvert / (que l’on peut) voir de la mer / surgir les grands fauves ». Ils représentent au fond tout ce qui ne peut être dit, « l’obscurité, l’immensité océane et celle du langage / tout l’indéchiffrable ».
Mais la poète sait ne pas y sombrer. Alors que l’accablement menace (« ta mort tombée dans ma main comme un fruit »), elle lance ce cri de rage comme un défi : « La mort n’aura pas cours ». Elle n’oublie pas de mobiliser non seulement les mots mais aussi « ta bouche, ton nom / (…) et la lumière abstenue, scandée du corps / pour sculpter ta disparition » et ainsi « porter ton silence à même la peau ».
Au plus fort de la douleur et de la révolte la sensualité n’est jamais loin chez Ida Jaroschek. Elle est bien là, d’où « la lumière affleure » : « Seins d’azur, bouche avide, lait calciné ». Pour la poète en effet, « tout recommence, corps, amour, océan ». A la fois solide et fragile devant l’épreuve, elle « attend / tes sentiments à mains nues » (on a ici le titre du recueil) et elle « veille, / garde là ton cœur serti de nuit ».
La seconde partie du recueil, ce Jaune passion, qui se décline en plusieurs nuances (du « jaune incendié » au « jaune tremblé » en passant par le « jaune brûlure », pour n’en citer que quelques-unes), est l’occasion pour la poète de laisser libre cours à sa passion amoureuse, vibrante, indomptable. Et le jaune est choisi parce que c’est « une clameur, un cri étincelant ». Il fait penser au soleil, à l’été, « son élan, (qui) incendie tout ».
D’une intensité rare, l’amour est affirmé, martelé : « Mon amour n’est pas un mirage, / mon amour n’est pas une chimère / mon amour n’est pas qu’un rêve ». Il se vit, se remémore debout. « Debout dans mon désir, radieuse, nue, défaite / (…) debout dans nos voix / liés comme flamme ». Dans certains poèmes se dessinent de la sorte les contours d’une érotique.
La puissance de cette passion est telle qu’elle ne peut se restreindre au seul horizon des mots « quand tout vacille et que fluctue la langue ». Corps et mots se dissocient alors et la poète cherche « les mots d’avant le corps », demande de « laisser le temps aux mots d’aller plus loin que la peau ». Elle va jusqu’à vouloir « caresser ta voix / avec les mots que je ne dis pas ».
C’est ainsi une brûlante déclaration d’amour qui se déploie dans ce recueil, l’exigence d’un attachement viscéral à l’être aimé qui n’est plus, au point de franchir tous les obstacles de la séparation, jusqu’au langage quand il en devient un, et de « prendre la nuit dans ma bouche / pour traverser le feu ». Et de découvrir que « la fin est un saisissement ».
Luc-André Sagne
Lauréate de plusieurs prix de poésie pour ses recueils, Ida Jaroschek publie également ses poèmes en revue et a signé de nombreux livres d’artiste. Pour elle le corps est expression poétique, son inscription dans l’espace une écriture en mouvement.
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