À la folie, Joy Sorman (par Martine L. Petauton)
À la folie, Joy Sorman, Flammarion, février 2021, 288 pages, 19 €
Le titre d’abord, qu’on peut lire avec des sens différents : est-ce de la part de l’auteure un j’ai aimé à la folie mener cette enquête ? ou bien a-t-elle dédié ce livre à la folie et à tous ceux qui à divers titres ont affaire aux pathologies mentales, dans le secteur fermé d’hôpitaux psychiatriques ? Sans doute les deux, à l’issue (mais peut-on parler d’issue au retour de telles enquêtes ?) des mois passés dans deux hôpitaux-immersion d’un genre inédit, auprès des soignants, patients – tous différents – dans des lieux pour le moins à part, notamment le pavillon 4 B, et ses 12 lits et une chambre d’isolement. Il faut aussi dans le lot compter l’auteure car, même si elle se présente dans les lieux comme journaliste, ce qui diffère de bien d’autres investigations « en caméra cachée », elle revendique les postures, émotions, pensées d’un humain venu du monde dit « normal » chez « les fous ». Elle nous emporte du coup avec elle dans cette aventure à l’intérieur, nous évitant ce regard extérieur, voyeur, et vaguement protecteur, qu’on lit ou regarde tant ailleurs.
Sorman a une formation de philosophe et un bagage fait de questions et peut-être de sagesse ; elle a une très belle écriture, précise, riche, quand il le faut, lyrique et poétique à d’autres moments ; l’accroche est immédiate et forte. Le livre s’avale d’une traite.
« Quand on y entre pour la première fois, ce qui frappe c’est l’odeur, elle flotte en nappes molles, une odeur de collectivité et de macération, de légume bouilli et de détergent, de sauce refroidie et d’inquiétude, âcre, insistante, une odeur d’isolement ».
Comme il se doit dans un secteur fermé – on entend d’une page à l’autre ce bruit de serrure qui s’entr’ouvre à peine, différent de celui des prisons, quoique peut-être pire – le temps a ses rituels : la cantine terriblement silencieuse, les x pauses cigarettes (munitions fournies) d’une journée (on fume dans le jardinet sous surveillance, ce qui a étonné le contrôleur général des lieux de privation de liberté dans un récent rapport), les moments des médicaments et la traque des tricheurs qui recrachent ; le faux silence enfin de la nuit et des rondes, avec sa menace de crise aiguë ou, pire, de fugue.
Joy Sorman laisse place aux récits de patients bipolaires en sortie de crise maniaque, neurasthéniques enfermés en eux-mêmes tels des statues, beaucoup de schizophrènes avec ou sans leurs voix, Franck le christique ou selon le moment le loup garou, un livre entier à lui tout seul ; Maria « qui ne se sent pas malade », pas mal paranoïaque, pour autant ; Nadia, Youssef et sa tête d’ange… on regarde leur entrée à la demande d’un tiers (souvent la famille) ou du préfet, la confiscation des portables et des ciseaux à ongles, l’obsession pour l’institution des suicides – ils vaquent en pyjamas de papier bleu ; on peut se pendre avec du tissu… On écoute leurs délires qui émaillent leur vie, ne sont pas continus – Sorman parle du « grésillement continu du délire ». On imaginait probablement autre chose, de plus bruyant, spectaculaire, cinématographique. « Julia demande à Miguel s’il peut éteindre la TV… parce qu’on parle d’elle dans les reportages, et c’est angoissant d’entendre son nom dans la bouche des présentateurs ».
Comme dans toute communauté, une sorte de hiérarchie flotte, selon parfois le nombre de récidives des habitués, ou les patients à vie, tel Robert, 17 ans d’HP !
La chambre d’isolement – 8 jours parfois – est décrite par certains comme une sorte de rite de passage ; montrer où est l’autorité aux agités qui arrivent ; une prison, un sas d’angoisse sans doute, mais ce peut être une forme d’aide à la thérapie selon certains infirmiers ?!
Les soignants interviennent longuement dans le livre ; ceux du haut, les psychiatres, du milieu, le champ des infirmiers, puis, plus bas, les aides-soignants et enfin les gens de ménage ou de cuisine et jardinage. Selon le ressenti ou la réalité des tâches, ils sont plus ou moins proches des patients ; c’est largement le cas en bas de l’échelle, et cela donne à lire bien des passages émouvants, certes, et fort justes ; selon aussi leur ancienneté et leur attachement à leur statut : « il faut beaucoup aimer les fous », dit Barnabé, un infirmier à la longue pratique.
Contrairement probablement aux représentations de beaucoup d’entre nous – ah, le poids des représentations en ce qui concerne les HP ! – il n’y a pas qu’une façon de penser chez les soignants, que ce soit la société et plus particulièrement l’articulation entre le monde de la santé mentale hospitalière et la société, et bien entendu la psychiatrie, ses modalités, ses protocoles, ses finalités, bref sa philosophie. Même les psychiatres au bout de leur longue et similaire spécialité divergent grandement après leur immersion à eux. Entre ceux qui arrivent tout feu, tout flamme, ceux qui sont en désarroi, ceux qui en sont revenus ; ceux qui tancent le fameux DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et ses cases qui enflent à vue d’œil, au point qu’on peut presque légitimement se demander qui dans un avenir proche échappera à cette manie classificatrice… « reste à se convaincre que la mission de tout psychiatre est de faire disparaître la folie, s’assigner cette unique tâche et ne plus y penser : mon patient ne doit plus foleyer », constate ou sourit Joy Sorman. Quelques pages incisives rappellent, de Pinel à Esquirol en passant par l’anti-psychiatrie, le voyage de cette parente la plus pauvre à présent de tout le champ médical. Ballottés selon « leur » époque, comme on parlerait d’écoles artistiques, les patients ?
L’organisation des chapitres fait volontairement un mélange entre les dits des uns et des autres, paroles ou silences des supposés malades, croisés avec ce que disent ou édictent, hésitent aussi, ceux qui sont là pour en prendre soin. Circuit très efficace – mais aussi philosophie de l’auteure – comme une déambulation dans les couloirs du service.
C’est à Danièle, la psychologue, interface entre le dedans et le dehors, que revient la conclusion : « Vous savez pourquoi ça ne fonctionne pas, la psychiatrie ? Parce que le protocole, c’est la globalisation, le contraire du singulier ; on ne soigne pas un fou, mais les fous ».
Des décennies après ce Vol au-dessus d’un nid de coucou, qui avait tant marqué son époque, le livre de Joy Sorman sonne en nous avec quelque chose qui oscille entre effroi – pas grand-chose de changé – et aussi espoir (les formations, la philosophie, la considération de l’individu derrière la maladie).
« Si l’HP est bien une aventure du langage, de la parole et du silence, du plein et du vide, des cris et des marmonnements, du sens et du non-sens, du verbe qui soigne et de celui qui déraille, peut-être ai-je-prêté trop d’attention à tout ce qui se dit quand il y a aussi tout ce qui est tu », conclut l’auteure sortie définitivement différente de son enquête.
Nul doute que ce sera aussi le cas de son lecteur en refermant ce remarquable travail, dont le sous-titre pourrait être : « J’écris ton nom, humanité ».
Martine L Petauton
Joy Sorman née en 1973, philosophe. Depuis 2005, son 1er roman, elle a reçu le Prix de L’Académie Française pour Comme une bête. À la folie est son 10ème livre.
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