A l’ordre de l’oubli, Jean-Louis Bernard (par André Sagne)
A l’ordre de l’oubli, éd. Alcyone, coll. Surya, 2016, 72 pages, 18 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Bernard
« D’où vient qu’au souvenir son souvenir s’oublie ? »
Jean de Sponde, Sonnets de la mort, I, 8
Le titre du recueil de Jean-Louis Bernard sonne comme un programme ou un projet, peut-être comme une profession de foi. Ouverture apparemment paradoxale pour un recueil placé sous le signe de l’oubli, le premier poème est consacré à la mémoire, qui constitue à première vue son exact opposé. Mais il s’agit d’une mémoire à double face, qui à la fois fait jaillir les étincelles du souvenir à la manière d’un silex frotté et renaît sans cesse dans ses méandres et ses floraisons, à l’image de la glycine. Si elle peut renfermer en son sein, parce qu’elle manifeste parfois un repli sur soi, de la solitude, suspendue telle une menace diffuse, est-elle capable en revanche, questionne Jean-Louis Bernard, de conserver trace de l’oubli ? Autrement dit, comme le formulent les deux derniers vers du poème, « se souviendra-t-on / d’avoir oublié » ?
La suite du recueil n’apporte pas forcément une réponse directe à cette question mais, à la lumière de la citation d’Héraclite placée en exergue (« Il faut aussi se souvenir de celui qui oublie où mène le chemin »), plutôt que le bout du chemin (qui serait la réponse) vise le cheminement même et tous ses « aléas », c’est-à-dire tout ce qui peut apparaître entre mémoire et oubli : l’absence, le silence, l’attente et aussi le « temps sombre d’une langue », les « mots éboulis ». Sans oublier l’entre-deux, les oublis refusés, le secret oublié ainsi que les cas d’une mémoire en transe ou d’une mémoire assiégée, « à bout de braises ». Et sans hésiter, si nécessaire, à rebrousser chemin en se demandant « par quoi commence / l’oubli ».
Sur cet itinéraire jalonné d’imprévu voire d’inconnu, le poète va connaître des expériences tant sensorielles que spirituelles. Il va rencontrer sur sa route « le secret / seul aux franges / de l’illimité », longer des stèles où s’unissent « les corps / et les mystères », plonger jusqu’à s’y noyer dans « une brume de terre », « glisser ses mains / sous la source », traverser par trois fois la nuit, méditer devant une chapelle, faire l’expérience du désert, éprouver la « déferlante / de la beauté ».
Tous ces états, et d’autres encore, le transforment. Le poète n’est pas un spectateur passif. Il réagit en développant une véritable éthique du regard et de l’action que l’on pourrait résumer par cette exhortation à « ne pas / trahir les mots / humilier les silences ». Il nous dit : « Ne cherche pas / à regarder / demeure juste / près des berges / près du seuil », ou bien apprends à « ne plus être qu’un regard / dans l’espace ». Capte « le phrasé d’un regard » ou « embrasse / l’envers des météores », l’important étant de « marcher / dans la jungle du jour », de « reprendre / chaque nuit / la route » et surtout de « ne rien attendre / juste / attendre ». Sa pratique de l’écriture elle-même répond à cette exigence, « d’abord / effacer » puis « écris à blanc / pour signifier le noir ».
Ainsi, peu à peu, par le triple fait de regarder, d’agir et d’écrire, c’est à un portrait du poète que se livre Jean-Louis Bernard. Un portrait qui tient à la fois de l’intime partagé et de l’image idéale. De l’intime quand il s’écrie, avec les accents de Lorca, « ne me nommez pas / ce n’est pas moi », ou quand il constate, « cœur rivé à l’absolu du vent / et aux pluies qui nous sacrent / j’avance, (…) je m’incline / sur la pâleur des nuits, (…) j’ai mendié des légendes / (…) j’ai conjugué le cru / et le sacré ». De l’idéal d’une certaine conception du poète, celui qui « boit l’encre du silence / calligraphie le vent » qui « penché sur un écho / se rassemble ». Image non exclusive d’autres figures possibles, présentes dans le recueil : l’errant, le chasseur et, au féminin, car le genre n’est pas un obstacle, la fugitive ou l’étrangère.
Au fond, sur ce chemin vibrant que Jean-Louis Bernard ne cesse de parcourir entre mémoire et oubli, avec le portrait du poète finit par émerger, « dans la nuit radicale » et toute sa puissance, le poème lui-même. « Poème des limbes / (qui) fulgure à blanc », et qui fait que « chaque poème / (est) silence suraigu / point d’orgue / de l’inachevé ».
André Sagne
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