À l’ombre du Baobab, Alexandra Fuller (par Laurent LD Bonnet)
À l’ombre du Baobab, février 2020, trad. anglais, Anne Rabinovitch, 300 pages, 21,90 €
Ecrivain(s): Alexandra Fuller Edition: Jean-Claude Lattès
Alexandra Fuller, la vie, quoi d’autre ?
La société humaine a toujours eu besoin d’idoles ; le monde de la littérature française ne fait pas exception à cette règle. Ainsi voit-on, comme en cette rentrée littéraire, une partie de son paysage s’obscurcir des mêmes produits « tête de gondole et leurs clones », commentés à l’infini, prescrits plus que lus par une critique officielle qui devrait les ignorer, mais préfère en organiser un cirque médiatique, le plus souvent surjoué. Et l’on peut, à distance maintenant, se demander si l’apparition en février dernier dans le ciel littéraire de À l’ombre du Baobab, d’Alexandra Fuller, n’a pas établi l’aune d’un idéal vers lequel tendre en matière de récit, rendant aujourd’hui pitoyables de nombrilisme les imitations de la même quête qu’essaient de nous soumettre à travers leurs devoirs d’écoliers surdoués, les sieurs Carrère et Enthoven.
Alexandra Fuller a ressenti puis écrit. Elle a choisi, après En attendant le printemps, première incursion réussie sur les terres du roman, de revenir au récit. Et l’on serait tenté de dire, peu importe ! Parce qu’elle le fait de manière indéracinable, simple, humble et presque magique. Ses mots sans fard ont voyagé depuis la galaxie des auteurs anglophones, où brillent, on le sait, d’authentiques orfèvres en art de la narration. Alexandra Fuller y gagne ses lettres, chinant dans la chair de vie, éclairant faits et paroles, parfois d’un tombé de phrase, parfois d’un questionnement ou d’une façon distanciée d’évoquer le tragique comme le tendre. L’auteure est Exploratrice d’universel, elle sait apprivoiser le sensible sans jamais l’asservir, elle sait l’élever à la rencontre du réel sans jamais l’affadir, elle sait l’incarner par sa prose sans jamais l’affubler de trivialité.
À l’ombre du Baobab, remarquablement accompagné par la traduction d’Anne Rabinovitch, nous propose donc ce miracle d’évocation à partir d’un fait commun : la mort d’un père. D’autres en auraient charrié l’exposé nombriliste ou larmoyant, ou conçu un roman aux racines camouflées, racontant l’enfance sans la raconter tout en la racontant sans en avoir l’air… Alexandra Fuller, au contraire, prend le mâle à bras le corps : « Mon père ce héros au sourire si doux », nous suggère-t-elle, implicitement hugolienne… Et nous voici rencontrant l’homme, ce Papa ainsi nommé de la première à la dernière page. Ce gars nous émeut sans relâche. Non parce que sa fille en dresse l’hagiographie – le caractère du bonhomme est complexe, parfois difficile – mais par la grâce de la puissance narrative du récit qui est parfois ciselé, on l’apprécie, parfois lâché sur le papier et cela se sent, se respire. Et suivre ce ressac, s’y abandonner, ce n’est pas rien !
Le jeune Tim Fuller étouffe en Angleterre, voyage, atterrit au Kenya, sans attaches, orphelin libéré de la tutelle familiale, perdu dans un pays étranger. Tim Fuller Sans Domicile Fixe. C’était ainsi qu’il se présentait. Alexandra et sa sœur s’amusent un jour à imager le maëlstrom Fuller : un mariage, cinq enfants, deux filles qui survivent, plusieurs fermes, une vingtaine de déménagements, trois pays, deux continents, une guerre d’indépendance… La vie de la famille Fuller, dont le drame constitue le système météo, fut, dès la lune de miel de Mr et Mrs Fuller en 1964, ainsi propulsée à cent soixante kilomètre-heure sans ralentir dans les virages, au cœur d’une Afrique de l’Est très coloniale, puis très indépendante. L’auteure nous convie à une rétrospective sacrément bien agencée, partant de la mort en 2015 de Tim Fuller à Budapest, d’où Madame Fuller et sa fille Alexandra vont décoller, pour rapporter l’urne funéraire à Chirundu en Zambie.
Budapest une très belle mort et La ferme d’une veuve constituent donc les deux parties du récit. Elles nous obligent à ce chemin. Et, comme il arrive parfois au cours d’un cérémonial mortuaire, la mémoire s’ouvre, et laisse s’entrechoquer la puissance émotive des absurdes destinées humaines. Alexandra Fuller, nous fait rire (beaucoup) ; et pleurer (malgré nous). Simplement parce qu’elle narre la vie sans fards, drôle et tragique à la fois, rien d’autre. Et quelle grâce dans le rendu de cet universel écartèlement ! Quelle présence crue et sensible, dans cette manière de soumettre à notre imaginaire l’évidente vacuité de nos destinées. Soudainement mise en écho par l’épilogue qui, évoquant le contexte de l’écriture de Travel Light, Move Fast (titre anglais du récit), nous happe et nous abandonne sans défense. Cette phrase de Tim Fuller s’est ancrée dans la l’âme d’Alexandra : « Voyager léger, disait mon père. Aller vite ! Il suivait ce conseil, pratiquait ce qu’il prêchait comme si c’était un principe clé de sa religion personnelle : Du tabac du thé et une moustiquaire, lorsque tu souffres jusqu’à la moelle, tu n’as besoin de rien d’autre ».
Lorsque tu souffres jusqu’à la moelle… Tim Fuller disparu, imprègne l’épilogue du récit qui nous emporte dans le tragique jaillissement d’une douleur insondable, terrible mise en abyme de la lignée masculine des Fuller. Elle nous agrippe, nous broie l’âme, et nous aspire dans un précipice où nous refusons, comme l’auteure, de chuter. Il faut bien pourtant le franchir. Pour cela nous revient en mémoire un passage du début du récit. Tim Fuller veut transmettre à ses filles une ressource de survie :
Un soir, à la ferme, six mois plus tôt en attendant le dîner, après avoir dosé son second cognac à la perfection, beaucoup d’eau, pas de glaçons, il avait dit : « Je vais te confier le secret de la vie, au cas où je passerais l’arme à gauche sans prévenir ». Il alluma sa pipe et caressa la tête de son chien Harry. L’animal posa une patte sur les genoux de papa et ils restèrent là tous les deux, un homme et son chien, gardiens du secret de la vie.
« Alors ? dis-je. – Honnêtement, Bobo, aucune idée ne me vient à l’esprit, répondit-il assez surpris. Maintenant que j’y réfléchis bien, peut-être que ce secret n’existe pas. C’est juste ce que tu vois devant toi, pile sous ton nez. Qu’est-ce que tu en penses, Harry ? ». Le chien lui lança un regard où se lisait une totale approbation. C’était un chien très supérieur. « Eh bien, tu l’as, ta réponse », conclut papa.
J’éclatai de rire. Mme Hilda Tembo, qui supervisait la cuisson de l’un des agneaux de maman, rit elle aussi. Ma mère prenait son bain en écoutant un opéra. La radio perchée sur le muret séparant plus ou moins la cuisine du reste de la pièce diffusait les nouvelles de la BBC sur fond de parasites ; les grenouilles faisaient un raffut d’enfer dans les terres humides au bas du jardin. Je me rappelle avoir pensé alors que mon père ne pouvait pas passer l’arme à gauche. Ou bien il mourrait un jour, bien sûr, tout le monde meurt, mais il prendrait la forme d’un arbre. Il resterait debout, projetant son ombre fraîche sur nous les jours de canicule, nous procurant du combustible pour nous chauffer avec ses branches cassées les nuits froides ; il se pétrifierait comme ces forêts fossilisées près de l’escarpement Muchinga. Il conserverait à jamais une couleur de rose, mais il ne pouvait pas mourir.
« Tiens bon Poulette » disait le Grand Baobab Tim Fuller à sa fille.
Et nous lecteurs, sommes saisis du désir d’en reprendre l’injonction : « Tenez bon Alexandra Fuller, roman ou récit, emmenez-nous plus loin, on vous lira encore ».
Laurent LD Bonnet
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