À l’ombre des patriarches, Pierre Pouchairet
À l’ombre des patriarches, février 2016, 292 pages, 19 €
Ecrivain(s): Pierre Pouchairet Edition: Jigal
Retour en janvier 2016 à Jérusalem et en Cisjordanie pour le dernier roman de Pierre Pouchairet. Retour également de Guy et Dany, les deux inspecteurs de la police judiciaire israélienne aux origines pied-noir, et de Maïssa, la jeune flic franco-palestinienne, trois des principaux héros d’Une terre pas si sainte, qui vont devoir collaborer à l’occasion de deux enquêtes. Deux affaires qui démarrent de manière indépendante et vont finir par s’imbriquer. Pourtant le prologue se situe en Afghanistan à Kaboul en 2012, lors de l’attaque par des terroristes d’un hôtel fréquenté par des Occidentaux. Rien à voir ? C’est mal connaître le talent de Pierre Pouchairet.
Ceux et celles qui ont déjà lu les romans policiers de l’auteur savent qu’il bâtit ses fictions à partir de sa propre expérience professionnelle au Moyen-Orient. Ici, chaque page de ce nouvel opus est une descente aux Enfers et apporte un éclairage saisissant sur les « ir-relations » entre israéliens et palestiniens.
Sans jamais perdre de vue les rebondissements des enquêtes, sans dénaturer le suspense, l’auteur plonge le lecteur qui retient son souffle dans les multiples facettes des tensions, comportements parfois irrationnels, motivations complexes des deux camps. Il le fait avec peu de parti pris, en détaillant les propres oppositions, affrontements au sein des deux communautés. Une véritable prouesse guidée par la volonté de rentrer au cœur même des mécanismes qui font de la Cisjordanie au quotidien le brûlot que l’on connaît ou que l’on croit connaître, depuis la guerre des Six jours de 1967.
Quand le cadavre d’une femme européenne est retrouvé à Ras El-Amud, le quartier arabe de Jérusalem-Est, il faut de la force de caractère aux deux enquêteurs israéliens pour ne pas tomber dans le piège d’en attribuer de manière instinctive la responsabilité à un membre de la population locale, comme le suggère un officier du Shabak, le service de la sécurité intérieure. Quand une autre jeune femme, membre de l’EUPOL COPPS (1) à Ramallah en Cisjordanie est enlevée, son amie, la policière palestinienne, est-elle confrontée à une affaire de droit commun ou à une action terroriste perpétrée par une cellule de l’EI ? Chacun lutte contre ses préjugés, ses sentiments personnels et tente désespérément de se tenir à l’écart des tentatives de manipulation dont il fait l’objet.
Et le lecteur de se demander au fil du récit s’il existe une possibilité d’enquêter pour la police judiciaire, qu’elle soit israélienne ou palestinienne, quand des extrémistes de toutes barbes et/ou de toutes papillotes ont décidé en leur lieu et place des « vrais » responsables et s’apprêtent à rendre justice selon l’antique loi du talion ?
De Jérusalem à Ramallah en passant par Hébron, la peinture désolante de pays dévastés par la haine, les désirs de vengeance, les humiliations quotidiennes, les intérêts géopolitiques discordants et plus trivialement la cupidité de certains protagonistes, la narration sans complaisance du sort d’hommes et de femmes séparés par des murs honteux et des frontières infranchissables, délivrent tout leur contenu d’absurdités à la logique implacable. Des descriptions précises et documentées de la politique d’expansion illégale des colonies dans les territoires occupés, à l’usage de dérisoires et hideux grillages destinés à protéger les commerçants de la vieille ville d’Hébron des déchets lancés de leurs fenêtres par les colons israéliens, Pierre Pouchairet ne néglige aucun détail pour décrire un monde qui marche sur la tête et s’enfonce inexorablement dans un avenir toujours plus mortifère. Un monde traumatisé de part et d’autre, se renvoyant leurs traumas respectifs à coups de couteaux, de jets de pierres, de tirs de Kalachnikovs, de sévices, d’attentats-suicides ou de raids militaires. Un monde aussi dans lequel déambulent des touristes, comme étrangers à toute cette horreur, attirés par la renommée des lieux saints et où quelques européens œuvrent dans des organisations internationales aux pouvoirs très limités, tout en trimballant leurs propres démons secrets.
Seuls surnagent dans ce marasme des sentiments d’amitié qui permettent à certains et certaines de garder la tête haute, leur insufflent l’énergie d’aller au bout de leur mission à moins que ces sentiments ne deviennent, une fois pollués par le contexte, les ultimes et paradoxaux artisans du mal.
À l’ombre des patriarches est un grand roman noir d’un réalisme aux terribles accents pessimistes dont on sort le cœur réduit en miettes.
Catherine Dutigny/Elsa
(1) EUPOL COPPS : European Union Co-ordinating Office for Palestinian Police Support, organisation européenne ayant pour mission la formation de la police civile palestinienne ainsi que le renforcement de la justice pénale et de l’État de droit.
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