À l’heure d’Israël, Léon Askénazi, André Chouraqui (par Gilles Banderier)
À l’heure d’Israël, mai 2018, 218 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Léon Askénazi, André Chouraqui Edition: Albin Michel
Israël constitue ce que les physiciens nomment une singularité. Aucun autre pays au monde n’a eu – et sans doute aucun autre pays au monde n’aura jamais – une histoire aussi étonnante, que Joseph Kessel, en 1970, résumait ainsi : « Une nation dispersée depuis vingt siècles sur toute la surface du globe qui, voilà cinquante ans, n’avait ni terre, ni langue, ni paysan, ni soldat. Chaque arbre, moisson, usine, hameau ou ville, elle les a fait surgir d’un sol nu. Et sans cesse menacée par le fer et le feu (Les Fils de l’impossible, Plon, p.117).
Il suffit que ce petit État, aux dimensions plus réduites que celles d’une région française d’avant la réforme territoriale, se défende légitimement contre une agression patente, pour que la « communauté internationale », sourde aux plus stridentes violations des droits de l’homme lorsqu’elles s’exercent ailleurs, s’en émeuve et jette des cris aigus. L’ONU a consacré un nombre impressionnant de résolutions à condamner Israël, tandis que des ignominies sans nom et sans nombre s’accomplissaient et s’accumulaient en silence au fond des jungles africaines, dans les montagnes du Tibet et sur les hauts plateaux de Turquie.
Kessel se rendit plusieurs fois en Israël (il était titulaire du tout premier visa délivré par la jeune nation) et, lors de son ultime voyage, au printemps 1970, fut guidé dans la vieille ville de Jérusalem par un « remarquable écrivain de langue française originaire d’Algérie » (Les Fils de l’impossible, p.84). Cet écrivain, c’était André Chouraqui, installé en Israël depuis 1958.
Une autre grande figure intellectuelle du judaïsme français rejoignit l’État hébreu dix ans plus tard : Léon Askénazi qui, comme son nom ne l’indique pas, était (de même que Chouraqui) un Juif séfarade, né également en Algérie. Dans le scoutisme, Askénazi avait reçu le surnom de « Manitou », qu’il conserva toute sa vie, tant ce sobriquet exprimait à merveille l’autorité et les dons du personnage.
Ces deux hommes, nés l’un en 1917, l’autre en 1922, auraient dû être surpris de se trouver là où ils étaient. Après tout, le sionisme est le seul projet politique d’envergure qui se soit réalisé sans causer trop de désillusions. Aucun marxiste, si longue qu’ait été sa vie, n’a vu se produire le Grand Soir. Israël existe. Un refuge, un asile, une patrie sont désormais assurés à chaque Juif, qui peut y vivre dans la dignité. Mais nul étonnement n’affleure dans la conversation entre Léon Askénazi et André Chouraqui : au contraire, de la confiance, une foi paisible dans l’accomplissement d’un vaste dessein.
En juillet et août 1987, André Chouraqui et Léon Askénazi enregistrèrent une série d’entretiens qui, trente ans plus tard, prirent la « belle forme d’un livre », établi avec soin par Denis Charbit, professeur à l’université de Tel-Aviv. Publier un dialogue est un exercice plus difficile qu’il n’y paraît : il faut se garder de transcrire ce qui relève du « bruit de fond » accompagnant la communication (ce que Jakobson nommait la « fonction phatique »), mais sans retirer ce qui donne vie et mouvement au texte. Comparé à Chouraqui, Askénazi écrivit peu et exerça avant tout un magistère oral. Quoi qu’il en soit, nous sommes en présence de deux maîtres et ce serait une erreur de croire ce livre réservé aux sionistes fervents. Agnostiques, catholiques, voire musulmans gagneront à le lire.
Au fil de la parole, les deux hommes évoquèrent une actualité qui n’est plus tout à fait la nôtre (l’hostilité du monde arabe à l’égard d’Israël a depuis baissé d’un ton, mais elle se s’éteindra sans doute jamais tout à fait, pour des raisons qui tiennent plus à la psychologie qu’à la politique. De même, si les monarchies du Golfe persique avaient voulu y consacrer ne fût-ce qu’une fraction dérisoire de leurs pétrodollars, le « problème palestinien » aurait été résolu de longue date et à la satisfaction générale). Dans leurs entretiens, Askénazi et Chouraqui soulignèrent l’aspect de « singularité » que revêt Israël, non seulement pour les Juifs, mais encore pour l’humanité entière. Des siècles durant, l’antisémitisme reprocha avec aigreur aux Juifs d’être des hommes aux semelles de vent, des apatrides sans feu ni lieu. Depuis 1948, le reproche s’est perfidement inversé : on les accuse désormais d’entretenir une double allégeance, l’une au pays où ils vivent et l’autre envers Israël. En tout Juif, la bêtise ambiante voit désormais un agent du Mossad. Avec une hauteur de vue remarquable, André Chouraqui et Léon Askénazi explorent toutes les conséquences de la (re)naissance d’Israël, un phénomène sans équivalent dans l’Histoire.
Chouraqui et Askénazi furent des hommes de foi et ils n’oublièrent pas l’aspect religieux (bien que le sionisme soit un courant laïc). Montesquieu qualifiait le judaïsme de « vieux tronc qui a produit deux branches qui ont couvert toute la Terre : je veux dire le Mahométisme et la Christianisme ; ou plutôt c’est une mère qui a engendré deux filles, qui l’ont accablée de mille plaies : car, en fait de religions, les plus proches sont les plus grandes ennemies » (Lettres persanes, LX). Mais, au sein de cette famille, les rapports de l’une à l’autre ne sont pas, ne peuvent pas être identiques : après des siècles passés à se proclamer le verus Israel, l’Église a fini par admettre l’existence irréductible du vetus Israel. Même s’il connaîtra encore ça et là des ratés, le processus de rapprochement entre l’Église et la Synagogue (entamé bien avant la Shoah) n’est plus réversible, mais toutes les conséquences théologiques n’en ont pas été tirées. Réaction aux dogmes chrétiens et retour au monothéisme intransigeant du judaïsme le plus ancien, l’islam ne prétend pas compléter la révélation d’Israël, mais s’y substituer, la renvoyer au néant. Aucun dialogue n’est possible entre le judaïsme et le mahométisme, quels que soient les efforts déployés par des hommes de bonne volonté (Chouraqui en faisait partie).
Il aurait été dommage que ce dialogue de haute tenue, digne de ceux auxquels se livreront, la même année, George Steiner et Pierre Boutang, se perde ou demeure enfoui dans les tiroirs. Remercions Denis Charbit et les éditions Albin-Michel.
Gilles Banderier
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