À l’écoute du poème, La voix dans la voix, Revue L’Oreille voit, n°1, Éditions du Cygne (par Murielle Compère-Demarcy)
À l’écoute du poème, La voix dans la voix, Revue L’Oreille voit, n°1, Éditions du Cygne, mai 2022, 70 pages, 12 €
L’Oreille voit n°1 publie Mathias Pérez, Serge Martin-Ritman, Laurent Mourey, Armand Dupuy, Cédric Le Penven, Yann Miralles, Frédéric Cosnier, Alexandra Anosova-Shahrezaie, Arnaud Le Vac.
Poème organique, Poésie torcheculative à la moelle gargantuesque, Écriture sensitive… Chant polyphonique énoncé par un sujet qui ne se saisit qu’au contact du Je avec l’Autre… Dire poétique qui prend corps et langage par la voix et résonne de bouche à Oreille par l’Oralité qui l’accouche, l’expulse du silence de sa nuit vers la lumière qui le façonne et le module à la mesure du monde qui l’accueille… Qui contesterait que la Voix poétique : Je-Poème-Proue de mille vaisseaux battant pavillon sur le sable échevelé et dans le sang lourd du monde, vertigineusement nous embarque dans une synesthésie sensorielle et spirituelle qui ouvre, à l’infinitième inconnue, la perspective de nos perceptions et fonde les poèmes-relation de nos vies par le passage qu’elle opère dans la langue de nos existences ?
Quel que soit le modus vivandi de ces feuilles de route vitales formées par la température cyclothymique de nos humeurs (poésie boucherie, poésie lyrique, poésie spéculative), la cochonnerie sauvage à poils de soie de l’écriture dépecée dans le vermillis fangeux du monde – peau de lapin dépouillée langue tête en bas après l’aRRachement pratiquée par un Artaud – membres écartelés de notre corps-volonté pensante rognée jusqu’à la pointe de son esprit – est bel et bien commise par l’Oreille. La poésie, celle « à l’écoute du poème », s’expérimente par l’Oreille, éminente embouchure de nos veines déversant leur cours et déversées via le fleuve des eaux fortes qui nous entraînent, traversée par « le mouvement vocal plein de voix » de nos vies plurielles.
Il existe plusieurs façons de redonner sa voix au poème, sa parole à la poésie, pour qu’ils parlent et résonnent en nous depuis le fracas, la ferveur ou le silence éloquent du monde. Dans une mise en abyme livresque, cette tentative de dire la voix à l’œuvre dans le chant poétique est le lieu de ce numéro 1 de la Revue L’Oreille voit, publiée aux éditions du Cygne et orchestrée sous la direction de Laurent Mourey, Yann Miralles et Arnaud Le Vac.
et je ne sais récrire l’agacement, le trajet confus
suscité par le mot poème au sujet duquel,
hier soir, je pensais boucherie : art de couper
pratiqué comme un cochon, de parer toute chose
à l’oreille et sans art, tout cela devenant consommable,
mais sans commune mesure avec la carcasse émue
transportée par les eaux pâturant seules plus bas
L’architecture du recueil est la suivante : autour de la problématique consistant à questionner « la voix dans la voix », huit poètes et un peintre ont été invités à produire un texte réflexif sur leur rapport à la voix dans l’écriture – texte prolongé dans le deuxième volet du recueil par un texte libre. Art poétique et créativité poétique unissent ainsi leurs lignes en un même livre sous la plume de mêmes auteurs explicitant leur rapport à l’oralité du Poème et développant ce motif majeur dans l’œuvre du poète-linguiste-théoricien français Henri Meschonnic dont un extrait de Nous, le passage est d’ailleurs cité en exergue de cette publication.
Armand Dupuy dans ces « Propos torcheculatifs » explicite comment une voix qui ne se hisse pas à hauteur d’écoute ne fait pas acte de poésie. Car l’on fait acte de poésie. L’action induite dans le poïen est tension, au cœur de l’écart, entre ce qui se cherche et ce qui s’énonce, « écrire, aller chercher sa propre présence ; ne pas attendre passivement » souligne la phrase de Jean-Pascal Dubost dans Du travail (L’Atelier contemporain, 2019), lue et reprise par Armand Dupuy dans son texte. La verdeur du propos ici n’est pas provocation mais éclaire l’organique à l’œuvre dans le Dire poétique, il s’agit bien « de pousser la question avec autant de jus, / de justesse et d’honnêteté que possible, / et de mensonge et de filouterie pour aller / chercher surtout rythme et plaisir à la source / manquante et remonter le fil doucement » (Armand Dupuy).
On ne peut que saluer l’envergure des textes proposés qui, dans ce premier numéro prometteur de la Revue L’Oreille voit, posent le Poème sur l’établi et la table mentale façonnée à la force d’une main d’œuvre artaudienne agitée en son beau Pèse-Nerfs et qui sait dire la poésie qui couche dans son lit et « peut jouer aux dés sur la table / le ciel de (s)on esprit »), lui en restituant la Voix musculaire et érotique (Plaisir poétique et plaisir musculaire, titrait un essai sur l’art poétique, André Spire…). Les textes remuent ici la pensée du poème, loin du faux verbe, plaie de la langue (plaie sanguinolente que nous fait entrevoir l’illustration de couverture, huile sur toile de Mathias Pérez).
Cédric Le Penven exprime l’expérience poétique reprenant le souffle tectonique qui soulève le texte et l’animalité de l’âme en ses courants d’altitude loin des grincements d’automates. « Imaginez-vous le corps traversé par des décharges électriques, des vagues d’énergie successives, sans pouvoir les déployer » (« Le Berger assoupi de la chapelle des Mages »). Ce sont les veines mentales et le bestiaire de l’Écrire poétique qui se dédoublent et se retournent et se réfléchissent en ce miroitement de sens et d’irrigations mystérieuses et pénétrantes dans le flux du questionnement sur la voix, déroulé singulièrement au fil de ces pages. Chaque voix dans la voix – celle de huit poètes et d’un peintre – s’engage à écouter le poème et à en écrire pour en prolonger l’écriture. Chaque voix s’infuse dans la nôtre « pour dire (…) un passage vrai
de bouche à oreille, et quelque chose comme les variations du vivant
Sur les lèvres et descendant vers ton corps tout entier tout ouïe »
Yann Miralles (« Une histoire avec la bouche »)
Nous retrouvons dans ces mots l’attention portée par Henri Meschonnic à la réconciliation du langage avec l’humain. Ce que souligne Serge Martin dans son texte réflexif intitulé « Poème-relation : voix-pluralité : orchestre populaire », lorsqu’il circonscrit l’objet de la réflexion engagée dans ce recueil :
Il ne s’agit pas alors de se demander ce que peut la poésie comme s’il s’agissait d’un instrument à disposition pour du communicationnel avec sa dose d’émotionnel ; il s’agit de penser la poésie en actes de langage au cœur d’historicités conflictuelles et vives.
Ce que peut la poésie… Alain Finkielkraut s’était interrogé sur Ce que peut la littérature… L’objet de réflexion de Serge Martin consiste à s’interroger sur « les interactions les plus fortes entre formes de langage et formes de vie ». Ce questionnement sous-tend l’ensemble des articles et textes libres qui composent ce numéro 1 de la Revue L’Oreille voit. Rappelons que la théorie proposée par Henri Meschonnic s’axe autour du sujet, du rythme et de l’oralité et que dans son œuvre les voix dans la poésie sont portées par le rythme insufflant du continu entre le langage et la vie. Expression d’un sujet, le mouvement de la parole se reconsidère tel un acte éthique, c’est-à-dire un acte qui a pour enjeu la constitution d’un sujet. Lorsque la parole se fait orale et est entendue, elle transforme les sujets qui lisent et ceux qui écoutent. Dès lors, le poème devient le lieu de transformation d’une forme de langage par une forme de vie et d’une forme de vie par une forme de langage. Cette signifiance qui étend la notion de poème renverse nos représentations classiques du langage qui sont, pour Meschonnic, « des effets épistémologiques, culturels et sociaux du signe ». Cette théorie implique aussi que la poésie est irréductible au vers, ce que laissait entendre Victor Hugo lorsqu’il écrivait : « Je n’aime pas les vers, j’aime la poésie ». Comment, de même, pourrions-nous lire/entendre Les Poèmes en prose de Baudelaire autrement que comme de la poésie ?… Nous retrouvons tout au long de ce recueil le continu, pensé et créé en des textes libres en écho, jointoyant langage-poème-éthique et politique.
La force de ce recueil est de parvenir, par la puissance individuelle créatrice des textes de chaque auteur, à transformer une forme de langage par une forme de vie et réversiblement. Dans la partie 1, « La voix dans la voix », ponctuée de textes réflexifs, et dans la partie 2, « Textes libres », le sujet philosophique et le sujet psychologique en chaque auteur est dépassé pour atteindre le style, autrement dit l’invention dans l’écriture d’une forme de pensée et de créativité entre un langage et une vie. Serge Martin-Ritman, Laurent Mourey, Armand Dupuy, Cédric Le Penven, Yann Miralles, Frédérique Cosnier, Alexandra Anosova-Shahrezaie et Arnaud Le Vac SONT à l’écoute du poème.
Arnaud Le Vac exprime éminemment ce défi, ici relevé, dans « Ta voix, ma voix » :
La voix dans l’écriture passe par une écoute du sujet. De la voix qui parle, qui lit et qui écrit. D’un sujet vers un autre sujet. D’une subjectivité qui répond à une subjectivité dans et par le langage en tant que sujet d’un discours. C’est si nous voyons bien ce qui se passe, ce qui se passe de la façon la plus singulière qui soit dans cette situation d’énonciation, une recherche de l’inconnu dans le langage et la vie, par l’historicité d’un sujet. Cette écoute a à voir avec l’oralité. (…)
C’est par l’oralité la présence réelle, toute la physique et la gestuelle du corps, qui n’est plus seulement le « parlé », mais l’organisation du rythme dans le mouvement de la parole, l’écriture.
Ce numéro 1 de la Revue L’Oreille voit nous donne à partager une véritable aventure humaine qui fait du dire un Vivre, et réversiblement.
Murielle Compère-Demarcy
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