1994, Adlène Meddi
1994, septembre 2018, 328 pages, 20 €
Ecrivain(s): Adlène Meddi Edition: Rivages/noirHonneur 2018 de la Cause Littéraire
Bien au-delà du roman noir passionnant qu’il nous offre, Adlène Meddi nous dresse un portrait saisissant de l’Algérie des terribles années 90, de ses horreurs, de ses lâchetés et des dégâts irréparables causés aux cœurs et aux esprits de ceux qui les ont traversées. Surtout quand ces cœurs avaient alors 15 ou 16 ans, et qu’ils étaient pleins d’espoir et d’amour avant de connaître la dévastation. Pleins d’idéaux aussi et d’élans libertaires.
Amin, Sidali, Farouk, Kahina, Nawfel et les autres sont lycéens, jeunes, insouciants, remplis de rêves de succès et d’amour. Leur amitié est fusionnelle, ils sont inséparables. On est en 1992 et Alger offre un écrin lumineux à nos compères, à leurs flirts, à leurs jeux, à leurs plaisanteries. Mais l’histoire va frapper et – comme toujours quand l’histoire frappe – violemment, impitoyablement. C’est le début des « années de Braise », celles où le sang algérien va couler à flots, celles où les Algériens vont massacrer des Algériens. Les tueurs sont des deux côtés, Barbus du FIS où flics et militaires ivres de vengeance devant l’hécatombe des leurs. Et, peu à peu, inexorablement, tous vont glisser dans le fleuve de l’histoire, dans le fleuve de sang.
Le fils, le père, l’ami, le frère, bientôt plus rien n’a de sens, ni de limites. Plus de victimes et d’assassins. Tous victimes et assassins. « On est les agneaux, on est les bouchers ».
« Deux camarades dont l’un avait fini par tuer l’autre, douze ans après. Amin avait envie de vomir, ils étaient devenus des cannibales. Le goût du sang et de la chair dans la bouche. Cannibales. Ils ont fait de nous des cannibales, avait-il pensé là, face à cette image de Sidali et Salim ensemble, menant la fronde sur la route vers Alger, au milieu des automobilistes terrifiés ou excédés et face aux canons de la police. Des cannibales ».
Sidali exilé à Marseille pour fuir les reîtres de la police algéroise, brisé par ses souvenirs de cauchemar, par sa jeunesse martyrisée. Déserté par les sentiments, oublié par l’amour.
« Crevé de mourir, là-bas, à Marseille. Incapable d’aimer. Juste baiser. Et encore. Toujours ce regard désabusé de la pute, ramassée à l’Opéra ou au Cours Lieutaud ou ailleurs. Tout en remontrances muettes, parce que l’érection refuse d’obtempérer à la sollicitation appuyée de ses doigts frénétiques ou de ses lèvres méthodiques. Echec du corps trop habité par la mort ».
Sidali qui, 10 ans plus tard, en 2004, va tenter le retour au pays pour essayer de sortir son ami Amin, reclus dans un asile pour malades mentaux, matraqué de médicaments psychotropes qui l’abrutissent.
Alors, les souvenirs affluent, dans ce petit jardin où les amis avaient naguère l’habitude de se réunir pour rire, chanter, s’aimer. Les images perdues du passé assaillent Sidali, dont une, obsédante, où il revoit la jolie Kahina remonter le petit chemin, main dans la main avec son amoureux, Amin. « Amin ne reviendrait pas, souriant, après avoir raccompagné Kahina, Amin crevait en silence dans sa camisole, brisé par les médicaments, orphelin d’un père qui lui avait fait la guerre, fils d’une mère détruite à jamais. Voilà le présent qui se tenait à ses pieds ».
A l’ombre des Barbus, fous de Dieu, fous tout court, des flics paranoïaques assoiffés de vengeance – parmi lesquels la figure terrible de Zoubir Sellami, père d’Amin, colonel dans les forces de sécurité – les jeunes gens vont connaître leur descente aux enfers, jusqu’au pire, jusqu’au plus incroyable.
La puissance narrative d’Adlène Meddi est d’avoir su tricoter, en mailles fines et serrées, les fils de fer barbelé de l’Histoire et ceux, en soie, des destins individuels, bouleversés, malaxés, meurtris par la folie des hommes. On est emporté par ce double flux, oscillant entre l’empathie pour les jeunes héros et l’horreur devant les événements décrits et ses tristes acteurs.
Un grand roman algérien.
Léon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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