1984, George Orwell (par Gilles Banderier)
George Orwell, mai 2018, trad. anglais Josée Kamoun, 372 pages, 21 €
Ecrivain(s): George Orwell Edition: Gallimard
On ne peut rendre compte d’une œuvre publiée il y a près de soixante-dix ans (1949) et devenue un classique comme on recenserait un « roman de la rentrée ». La bibliographie des études consacrées au chef-d’œuvre de George Orwell est immense. Peter Davison a publié les œuvres complètes de l’écrivain, en vingt volumes, totalisant 9000 pages. Il est désormais impossible de lire 1984 de manière « innocente », comme on l’aurait fait au moment de sa parution. Entre le roman et nous s’interposent non seulement la masse opaque des commentaires, mais encore sept décennies de déplaisantes expériences politiques. Comme d’habitude, toutes les interprétations proposées, parfois contradictoires, n’ont pas épuisé les significations de cette œuvre. Tout paraît avoir été déjà dit et tout reste encore à dire.
En situant en 1984 (année qu’il n’avait aucune chance de voir et il le savait) une intrigue écrite en 1948, Orwell se plaçait dans un avenir à la fois proche et lointain. Arthur C. Clarke remarquait qu’un roman d’anticipation ne cherche pas à prédire l’avenir, mais à l’empêcher de se produire. De ce seul point de vue, 1984 est un échec flagrant.
Notre monde est devenu « orwellien » à un point qu’Orwell n’aurait peut-être pas imaginé, et ce processus ne s’arrête pas, bien au contraire : réécriture du passé, contrôle de la pensée par le contrôle du langage (le « politiquement correct »), surveillance généralisée, etc. Orwell a anticipé (sans l’empêcher) un des aspects les plus monstrueux de la dictature khmer : la dénonciation des parents par leurs enfants (p.36). Les « réseaux sociaux », où l’on vient en toute liberté renoncer à son intimité (le concept anglais de privacy est difficile à rendre), se sont substitués aux télécrans, ces appareils qui émettaient et captaient en même temps images et sons, appareils que seuls de rares privilégiés avaient le pouvoir de débrancher – et encore, pas trop longtemps. Il commence à être suspect de ne pas posséder de compte Facebook ou Instagram, comme si on avait quelque chose à cacher (en un sens, c’est le cas). Toutes les données privées libéralement déversées par les individus sont collectées par on ne sait qui pour en faire on ne sait quoi, mais on pressent qu’elles ne seront pas perdues. L’ambition universitaire et libertarienne des fondateurs du réseau Internet n’est plus qu’un souvenir assourdi. Leur création est devenue une extraordinaire machine d’aliénation consumériste et narcissique, le déversoir du « tout à l’ego », selon une formule heureuse.
Chaque génération de lecteurs a le sentiment que 1984 fut écrit pour elle : celle qui a connu ou connaît encore le totalitarisme communiste (le roman circule-t-il d’une façon ou d’une autre en Corée du Nord ?) ; celle qui se méfie des « réseaux sociaux » ; celle qui s’inquiète de voir le périmètre des libertés publiques se restreindre un peu plus chaque année, toujours au prétexte de sécurité, d’hygiène physique et mentale ; celle qui n’accepte pas que les Juifs soient sacrifiés successivement sur les autels du nazisme, du stalinisme et, à présent, du multiculturalisme ; celle qui déplore, en Angleterre ou ailleurs, l’appauvrissement du langage, qu’il soit écrit ou parlé. « […] le pouvoir d’agir dépend dans une grande mesure du vocabulaire dont nous disposons ainsi que de la manière plus ou moins opportune dont nous savons le faire fructifier » (Clément Rosset, Le Choix des mots, Éditions de Minuit, 1995, p.59). Orwell eût été d’accord.
Cet appauvrissement expliquerait-il qu’on ait éprouvé le besoin de publier une nouvelle traduction française de 1984, vouée à remplacer celle d’Amélie Audiberti (la femme de Jacques Audiberti) ? L’entreprise elle-même possède un côté « orwellien » assez désagréable. La première version ne présentait pas les erreurs flagrantes qui se rencontraient dans les traductions initiales des romans de Fitzgerald ou de Malcolm Lowry. Retraduire correctement Under the Volcano s’imposait et cela fut fait. Gallimard permet pourtant aux désastreuses traductions de Kafka par Vialatte de survivre au-delà de toute justification. Les quelques sondages opérés ne permettent pas de saisir la légitimité de cette nouvelle traduction. Les personnages se tutoient au lieu de se voussoyer ; le lit sur lequel s’ébattent Winston et Julia (qui a désormais 26 ans et non plus 36) est à présent en acajou, et non plus en mahogany. Cela ne justifiait pas de tout refaire.
À qui dira que la version Audiberti reflète l’état du français à la fin des années 1940, on répondra que ce n’est pas encore si loin et que, de toute manière, 1984 est également écrit en anglais de la fin des années 1940. Comme toujours, ce sont les aspects techniques qui vieillissent le plus vite (qui sait encore ce qu’est un système de pneumatique ?). Cette idée qu’il faille récrire les traductions un peu anciennes, voire les remplacer, est orwellienne. De plus, quand on voit maintenant le slogan « La guerre c’est la paix » transformé en un malsonnant « Guerre est paix », on est perplexe. L’argument (non énoncé) selon lequel il s’agit de coller au texte original ne tient pas : les traductions sont faites pour les lecteurs qui n’accèdent pas à l’anglais, quelle qu’en soit la raison. Mais il y a plus.
Comme tels, certains concepts d’Orwell, portés par les trouvailles lexicales de la première traduction française, ont mené une existence propre, indépendante du terreau romanesque qui les a vu naître. Josée Kamoun n’a pas osé revenir sur Big Brother et le transformer en « Grand Frère ». Les exemples les plus flagrants sont la « Police de la pensée » (comment croire que la « Mentopolice » pourra la remplacer ?) et la novlangue, terme autonome, intelligible hors du roman. Il est peu probable que le néoparler de la nouvelle traduction s’y substitue.
Toutes les occasions de lire ou de relire Orwell sont bonnes et on ne boudera pas celle-ci, même si rien ne la justifie rationnellement.
Gilles Banderier
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