1984, George Orwell
Ecrivain(s): George Orwell Edition: Folio (Gallimard)
La réédition de 1984 (1948, toujours dans la très bonne traduction d’Amélie Audiberti) est l’occasion de relire l’ultime roman de George Orwell (1903-1950), l’un des plus grands penseurs anglais du XXe siècle, auteur de romans et d’essais, dont certains sont de toute première importance. De le relire, parce que tout le monde, censément, l’a lu, étant donné le nombre de références qui y sont faites quotidiennement dans la presse, de la télé-réalité à l’affaire Snowden en passant par l’omniprésence des caméras de surveillance en Grande-Bretagne : régulièrement, l’actualité semble l’occasion de faire une référence à ce roman que l’on qualifie volontiers de visionnaire.
Rappelons brièvement l’histoire : dans un futur qu’Orwell envisage proche (l’année est 1984), la Terre est divisée entre trois grandes puissances en guerre perpétuelle, Océania, Estasia et Eurasia, avec des alliances fluctuantes. A Londres, dans l’Océania, Winston Smith est employé au Ministère de la Vérité, où sa fonction consiste à réécrire entre autres des articles de journaux en fonction des fluctuations de l’actualité, ou plutôt de la réalité :
« Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvaient comporter quelque signification politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédictions faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. Aucune opinion, aucune information ne restait consignée, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification ». Et cela fonctionne, car « le mensonge [est] toujours en avance d’un bond sur la vérité ».
Winston Smith vit ainsi, pauvrement, rudement (Orwell semble moins décrire un Londres futur que le Londres rationné et en cours de reconstruction du direct après-guerre), économisant les lames de rasoir et acceptant l’œil et l’oreille perpétuels du Parti, ces affiches de Big Brother (« … Vous Regarde ») sur quasi chaque mur, ce télécran qu’on ne peut jamais éteindre et qui fonctionne dans les deux sens… Dans cette société, on se sait épié, surveillé, à chaque instant, y compris par les membres de sa propre famille (les enfants sont ainsi incités à la délation, eux qui ne vont plus aux scouts mais aux… Espions – de la dissolution de la famille en milieu moderne – un beau sujet à gloser parmi tant d’autres dans 1984), et on vit en fonction de ce phénomène, tout le monde ayant adopté la « doublepensée » (en gros, accepter que l’on se ment jusqu’au degré où l’on oublie que l’on se ment, et où l’on est persuadé que le mensonge est devenu vérité et a toujours été cette vérité) ainsi que l’« arrêtducrime » (« en résumé, signifie stupidité protectrice »), que l’on pourrait appeler, en ce début de XXIe siècle, auto-censure.
« Doublepensée », « arrêtducrime »… autant de mots en novlangue, la grande affaire d’un Orwell ayant par ailleurs écrit un bref essai intitulé La Politique et la Langue Anglaise en 1946 : cette langue, c’est celle du pouvoir, la langue d’un appauvrissement total du sens destiné à empêcher l’expression de toute idée politique complexe et donc possiblement contraire aux visées du Parti. De la sorte, la langue de l’Angsoc devient cette hérésie linguistique totale : une langue qui perd du vocabulaire au lieu d’en gagner. On ne peut s’empêcher de songer à l’appauvrissement lexical constaté parmi certaines franges de la population de nos jours, et d’y voir si pas une volonté déterminée, du moins une situation qui, de facto, peut convenir à la domination capitaliste, ainsi que l’a montré Jean-Claude Michéa dans son essai L’Enseignement de l’Ignorance, Michéa qui est par ailleurs auteur d’un excellent Orwell, Anarchiste Tory– il n’y a pas de secret.
En relisant l’histoire de Winston Smith, sa révolte pathétique, sa découverte de l’érotisme, cet ennemi du totalitarisme (au contraire de la pornographie – toute ressemblance…), on peut continuer à dresser des parallèles avec l’époque contemporaine, quitte à céder aux sirènes complotistes – mais il est vrai qu’on eût préféré que Snowden ne soit qu’un fumeux complotiste. On pourrait aussi se servir de ce roman d’une façon légèrement paranoïaque en observant la mainmise effective sur le passé par le pouvoir politique (slogan du Parti : « Qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent commande le passé » – aujourd’hui, des lois mémorielles ? un dangereux précédent historique…), et d’autres phénomènes encore. On peut aussi tout simplement y voir un avertissement contre toute forme de totalitarisme, quelle que soit sa nature, et la difficulté de se révolter contre un système qui englobe l’ensemble de la société (même si ce système disparaît à la longue, en témoigne l’appendice final, un essai sur la novlangue écrit au passé par Orwell lui-même) avec l’appui de la machine, Orwell rejoignant ainsi les préoccupations contemporaines d’un Bernanos
En cela, on sera aidé par le dossier réalisé par Olivier Rocheteau, de toute évidence fin connaisseur de l’œuvre d’Orwell (de nombreuses et opportunes citations de ses différents essais), qui le différencie en particulier d’une quelconque image d’écrivain engagé : « L’intellectuel engagé, qui prétend détenir la vérité objective, et qui ne fait en réalité que livrer sa puissance de pensée à la construction partisane et propagandiste, est la bête noire de George Orwell ». Tout en respectant le cahier des charges de la collection FolioPlus Classiques (Histoire littéraire, Genre et registre, L’écrivain à sa table de travail, Groupement de textes, et Chronologie), Rocheteau parvient à donner une image assez exacte de 1984et son auteur (« Sens commun honnêteté, “honnêteté ordinaire” : ce sont les valeurs qu’attaque justement la pensée totalitaire. Ce sont donc aussi les valeurs qu’Orwell entend mettre au centre de sa création littéraire ») tout en faisant des références actuelles montrant l’actualité du roman, en particulier via « un billet d’humeur polémique diffusé par la BBC » en juillet 2014 et signé Will Self. Polémique, Rocheteau ne l’est absolument pas – mais tel n’est pas son rôle : il est chargé de présenter une œuvre « classique » à un large public, qu’on imagine volontiers scolaire. Un seul bémol : quasi aucune mention n’est faite de la contre-utopie en tant que genre, qu’il appelle d’ailleurs « dystopie » à l’anglo-saxonne. Mais le reste du dossier est d’une telle qualité, et sait prendre des biais parfois inattendus (la « déformation satirique » dans 1984, pour ne citer qu’un exemple), qu’on pardonne volontiers.
De toute façon, reste le roman, qui se suffit à lui-même, et dont la lecture devrait être obligatoire – surtout par tout qui y fait référence de façon journalistique, ne fût-ce que pour s’assurer qu’on n’est pas soi-même coupable de « doublepensée » ou d’« arrêtducrime ». Chiche ?
Didier Smal
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