La scène inaugurale de ce roman – l’ouverture peut-on dire tant on pense à l’art lyrique – est d’une lenteur biblique. Le temps y semble dilaté jusqu’au bord de l’immobilité. Plus qu’un ralenti, c’est un à-peine-mouvement, un semblant, qui anime la jeune femme dans son long périple, avec son petit baluchon et cette charge innommable dans son ventre. Qui anime la charrette qu’elle croise et dont on perçoit plus le bruit que le mouvement. Scène d’ouverture écrasée par la chaleur, par la lumière d’août. Une des plus belles ouvertures romanesques de l’histoire de la littérature.
Assise sur le bord de la route, les yeux fixés sur la charrette qui monte vers elle, Lena pense : « J’arrive de l’Alabama : un bon bout de route. A pied de l’Alabama jusqu’ici. Un bon bout de route ».
Lena arrive à Jefferson comme une parfaite étrangère. Pieds nus, enceinte et abandonnée par le père de l’enfant qu’elle porte, Lena stupéfie et scandalise ceux qu’elle rencontre. Elle est considérée comme une paria, suscitant des réactions qui pourraient laisser penser que Jefferson est un lieu où les étrangers et les marginaux sont rares, où il y aurait des normes communautaires.