Saison des feux, Naná Howton (par Yasmina Mahdi)
Saison des feux, Naná Howton, trad. USA Isadora Matz, 12 janvier 2023, 25 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Avant-propos :
Avant sa découverte par les Portugais en 1500, on estime que le territoire actuel du Brésil (la côte orientale de l'Amérique du Sud), a été habité par environ deux millions d'Amérindiens, répartis au nord et au sud, dont les Tupiniquims, les Guaranis et les Tupinambas. Le Brésil commença à se développer économiquement et l'exploitation de la population indienne locale n'étant plus suffisante pour la production sucrière, les premiers esclaves furent importés d'Afrique en 1550. À l’époque moderne, la junte prit le pouvoir lors d'un coup d'État en 1964, établissant une dictature militaire de droite, sanglante, et s'y maintint pendant deux décennies.
Naná Howton est une écrivaine américaine d’origine brésilienne, diplômée de l’université de Stanford et d’un MFA en fiction de l’université de Columbia. Elle a fréquenté l’Iowa Writer’s Workshop, le Skidmore College et la San Francisco State University. Elle a remporté un Reader’s Circle Award et un Editor’s Choice Award. Elle a été nommée pour le Pushcart Prize et l’American Best Short Stories. Saisons des feux est son premier roman publié en France.
La narration de Saisons des feux débute par une tragédie qui se déroule dans le Brésil des années 70, sous la dictature. Naná Howton nous fait partager la trajectoire de deux sœurs inséparables, Smiley et Porcelaine, récemment enfuies de l’orphelinat. Or la vie - plutôt la survie - se montre extrêmement cruelle pour les fillettes, qui subissent famine, abandon, ivrognerie, entourage dangereux et morbide, privation de mère et de père. Après leur escapade, elles vont demeurer seules dans une maison délabrée, sorte de favela, près des champs de canne à sucre qui brûlent et provoquent une toux intense en soulevant des cendres brûlantes. L’orphelinat de filles tenu par des religieuses n’est guère plus réjouissant mais néanmoins assure un toit aux fillettes. Après leur fugue, Smiley et Porcelaine vont devoir affronter l’extérieur, l’insupportable solitude, « la puanteur de la rivière » polluée, le regard des privilégiées de « la classe moyenne haute », à la « peau claire, longs cheveux bruns, visages ovales », les désirs obscènes d’hommes de tous âges, dans un pays où le critère moral s’appuie sur la couleur de peau, la peau blanche se rapprochant de « celle des anges ».
L’exclusion sociale va pousser les sœurs à partir sur les routes en stop, telles « deux vagabondes ébouriffées à la recherche de leur père mythique », affamées et vulnérables. L’autrice dénonce la brutalité inouïe d’un monde masculin qui perpètre en toute impunité le viol, le rapt, la prostitution, les maltraitances à l’égard des femmes. Une fille « humiliée, (…) était souillée à vie (…) avant d’être retrouvée morte dans le caniveau d’une ruelle sombre » et cela, « dans un pays où l’on considérait la virginité d’une fille comme sa première qualité ». Naná Howton livre sans complaisance le quotidien misérable des Brésiliens, la complexité des mélanges des peuples qui construit le soubassement de ce continent d’Amérique latine - Indiens, Africains, Portugais, Juifs, Libanais, etc., certains traités comme des réprouvés. Les pauvres eux-mêmes cultivent des préjugés : « Les Noirs sont naturellement violents et les Juifs sont un peuple de traîtres ». Néanmoins, différents cultes sont pratiqués au sein d’une même famille. Ainsi, Smiley va découvrir chez ses grands-parents « sur le rebord de la cheminée (…) des statuettes d’orixás, les divinités du panthéon yoruba (…) Yemanjá, la déesse de l’océan, parce qu’il y avait des coquillages sur sa robe bleue (…) des búzios - des coquillages utilisés pour la divination - et de grosses bougies violettes », ainsi que « le chandelier de shabbat de son grand-père, avec de la vieille cire fondue collée sur les côtés et couvert de poussière », et l’herboristerie indienne et chamanique de sa tante.
Dans cet univers chaotique, tout saigne - les membres blessés, le sexe, l’égorgement des animaux de basse-cour, les corps après la torture. Tout brûle - les champs, la rage, la haine, la faim qui consume les entrailles. L’unique rempart c’est l’amour sororal qui lie Smiley, intelligente et prudente, à Porcelaine, plus ingénue car plus jeune, et pourtant ce sentiment va s’altérer, en partie à cause d’un entourage agressif et des manquements de la famille. L’errance est également le sujet et le moteur de la fiction - plutôt un abandonnement à soi et aux autres, aux proches ; une fuite en avant.
Des perceptions extrêmes et étourdissantes, des visions colorées sautent aux yeux et aux sens de Smiley, perdue dans la grande ville inconnue. Les klaxons, les milliers de passants, les rues bruyantes, les bars, les odeurs la surprennent. « Alors qu’elle laissait son cœur se calmer, elle aperçut sur le trottoir d’en face un groupe de filles d’à peu près son âge, et certaines paraissaient aussi jeunes que Porcelaine. (…) Elle remarqua une dureté chez elles, dans leur manière de fumer leurs cigarettes, les vêtements qu’elles portaient, montrant plus de peau qu’elle n’en avait jamais vu pour des filles de son âge. Celle qui avait l’air le plus coriace portait un débardeur moulant dévoilant la toile d’araignée tatouée sur son épaule, avec des araignées grimpant vers son menton arrogant ». Une fille louve, féroce. L’autrice campe des portraits féminins sans concession.
Naná Howton donne l’existence et la parole tantôt à « une vieille domestique noire », des prostituées, une « matriarche » criminelle, des chrétiennes, des animistes, une aïeule un peu sorcière, un travesti, une « fille attardée », etc. Cependant, la frontière reste infranchissable et « invisible » entre les classes populaires et les classes aisées. En dépit du puzzle des métissages, souscrivant à une classification raciste distinguant « Noirs, Mulâtres et Blancs ». Smiley, l’aînée, va se révolter face aux stigmatisations qu’elle et Porcelaine subissent face aux « filles du centre-ville (…) habillées à la mode indienne, [portant] des tuniques en soie brodée et de grandes boucles d’oreille », riches et émancipées, elles, les deux sœurs qui « se retrouvaient dans les rues à nouveau, comme des chiens errants, et rentraient toujours à la maison les mains vides ». Des destinées bien opposées…
Ce roman est aussi typique de la construction d’une petite fille qui voit à travers ses rencontres hasardeuses le visage de la mère, le rappel de celui du père, les deux visages se superposant, phénomène qui donne lieu à une importante confrontation au genre. Naná Howton, dans ce récit abyssal, tout comme l’un de ses personnages, « a choisi ses mots avec prudence pour décrire les choses », rapportant un pan important de l’histoire du Brésil. Et ce, dans un monde perdu d’avance, dans lequel les plus humbles sont sacrifiés, et « où l’on envoyait les homosexuels en thérapie de choc », où « des viols (…) laissaient des victimes dépouillées et nues au bord de la route, des adultères et des meurtres ». Dur mais d’une grande beauté.
Yasmina Mahdi
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