Un soleil en exil, Jean-François Samlong (par Patryck Froissart)
Un soleil en exil, Jean-François Samlong, août 2019, 250 pages, 19 €
Edition: Gallimard
Jean-François Samlong est écrivain, romancier, sociologue et réunionnais. Il était donc « écrit » qu’il s’intéresserait à cette tragédie sociale criminelle qu’a été la déportation de milliers d’enfants réunionnais de familles défavorisées et, partant, doublement déshéritées par ce démembrement imposé et légalisé, vers la métropole, et particulièrement vers la Creuse, entre 1962 et 1983, au double prétexte de la surpopulation et de la misère qui régnaient alors dans l’île.
La situation initiale :
La narratrice, Heva Lebihan, adolescente, est la fille aînée d’une femme de ménage vivant dans un écart de Saint-Denis. La situation familiale, déjà précaire avec les maigres émoluments que perçoit sa mère, se dégrade encore lorsque celle-ci, malade, n’a plus la force d’aller travailler. Heva, mineure, la remplace chez sa patronne, s’occupe de ses deux jeunes frères, Tony et Manuel, tient la maison et prend soin de sa mère.
L’élément déclencheur : le contexte politique…
En 1963, Michel Debré est élu député de La Réunion. Il crée le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer). Partisan de l’assimilation des petits créoles, il impulse à destination des enfants de familles démunies la mise en place d’institutions et d’organismes de placement, de foyers d’accueil, de centres de rééducation… Ayant par ailleurs l’intention de « repeupler le Limousin », le « père de la loi » (comme l’appellent les humbles citoyens impuissants devant l’application des décisions de la DASS) institue bientôt les transferts forcés d’enfants vers la métropole sous forme de convois dûment numérotés.
Les péripéties :
Heva et ses petits frères, raflés dans leur case au grand désespoir de leur mère, transférés dans un institut religieux de Saint-Denis fonctionnant comme un centre de transit, sont embarqués en novembre 1970 sur un vol Gillot-Orly avec d’autres enfants arrachés à leurs familles et à leur culture sous divers prétextes. Le convoi porte le numéro 19.
Après avoir passé quelque temps à Guéret dans un centre de tri, la fratrie est impitoyablement séparée parce que c’est la règle. Heva, placée au service d’une maison bourgeoise, perd ses frères de vue.
La suite se déroule sur plus de quarante années.
Quarante années de douloureux déracinement au cours desquelles Heva s’emploie avec acharnement à tenter de retrouver ses frères.
Quarante années de révolte rentrée, de rébellions refoulées, de questions sans réponses.
Quarante années tout au long desquelles Heva voudrait, légitimement, comprendre, voudrait révéler au monde la forfaiture, le vol de son identité socioculturelle, voudrait percer la chape de silence de plomb que les autorités font peser sur le crime collectif dont elle est l’une des victimes.
Quarante années tout au cours desquelles Heva prend des notes, tient son journal, s’imprime faute de s’exprimer, jusqu’au jour où elle se décide, enfin, à partager…
Après des années à noircir des pages, puis à relire le récit de ma vie dans la Creuse, j’aimerais partager mes souvenirs. Comme le miroir réfléchit la lumière, ma mémoire doit réfléchir les pensées qui me hantent, sans que les sanglots m’étouffent. Et surtout qu’on n’oublie rien de moi, ni de mes frères, ni des mineurs qui ont eu à pâtir de l’injustice sociale…
La tonalité du roman, très impressive, est un souffle de lave en fusion, puissante et violente comme celle du Piton de la Fournaise, faite d’indignation, de rébellion, de ressentiment, de la conviction cuisante d’être la victime d’une décision arbitraire, du désir ponctuel, diffus, d’une revanche, voire d’une vengeance, et du sentiment lancinant de n’être hélas qu’une pièce anonyme et totalement impuissante dans l’accomplissement cynique d’un décret fondé sur une fallacieuse raison d’Etat.
Mais il y a plus.
Jean-François Samlong, qu’on connaît comme écrivain engagé, a choisi délibérément de traiter ce sujet sous un angle politico-judiciaire. En sus de la cruelle obsession qui ronge son personnage, s’inscrit dans la trame le besoin de cibler les responsables de ce qui s’apparente à un crime organisé. Au premier chef, tant dans la vision de plus en plus lucide que porte Heva sur son destin et sur celui, tragique, de ses frères et des autres enfants réduits, pour certains, en quasi-esclavage dans des fermes de l’hexagone, que dans les encarts documentaires d’une implacable objectivité que l’auteur insère en divers points de ruptures elliptiques du récit, figure comme grand destinateur le député Michel Debré.
Heva Lebihan dénonce cette responsabilité avec une violence que le lecteur trouvera évidemment fondée dans ce qu’elle crie en guise de préface à sa narration biographique :
Ce député borné ou né borgne, que j’ai baptisé le « débienfaiteur » dans ma biographie, avait multiplié avec effronterie nombre de propositions contraires dont l’une était vraie, la misère dans l’île, l’autre erronée, la félicité en terre d’exil…
L’auteur et la narratrice en appellent ainsi au jugement des lecteurs sur cette dramatique affaire d’Etat.
Patryck Froissart
Né le 25 juillet 1949 à Sainte-Marie (île de La Réunion), Jean-François Samlong est un écrivain réunionnais qui publie régulièrement depuis 1982. Il est à la fois poète, romancier, essayiste et traducteur de textes créoles en français. Docteur ès lettres, il est coordonnateur du dossier Langue et Culture Réunionnaises (LCR) au rectorat de La Réunion ; il est aussi professeur de français. À ce titre, il a participé à l’élaboration de deux manuels scolaires, Littérature réunionnaise au collège (Saint-Denis, Éditions CRDP/Océan Éditions, 2003) et Littérature réunionnaise au lycée (Nathan, 2004). En 1978, il a fondé la maison d’édition Udir (Union pour la Défense de l’Identité Réunionnaise) afin de faire mieux vivre la littérature réunionnaise. L’orthographe du nom de famille de l’auteur s’écrit Sam-Long pour l’état civil, sans trait d’union pour l’écrivain.
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