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Un soleil en exil, Jean-François Samlong (par Pierrette Epsztein)

Ecrit par Pierrette Epsztein le 16.10.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Un soleil en exil, Jean-François Samlong, Gallimard, Coll. Continents noirs, août 2019, 256 pages, 19 €

Un soleil en exil, Jean-François Samlong (par Pierrette Epsztein)

 

Un soleil en exil est un titre qui donne déjà parfaitement la tonalité du nouveau roman de Jean-François Samlong, publié fin août 2019 dans la Collection Continents noirs chez Gallimard. Jean-François Samlong n’est pas historien. Il n’est pas non plus grand reporter. C’est un écrivain qui a conquis sa renommée en creusant l’histoire de son peuple. Ce roman relate la funeste trajectoire tragique de ceux que l’on a couramment nommés, avec un euphémisme équivoque : « Les Enfants de la Creuse ».

Le livre commence par un rapide rappel historique du contexte de L’île de la Réunion.

« 1945 : Une disette qui dégénère en famine. La gauche gagne les élections et elle envoie à l’assemblée constituante deux grandes personnalités du pays : Raymond Vergès et Léon de Lépervanche.

1946 : Après un vote à l’unanimité, La Réunion devient département français.

1947-1951 : Paul Demange devient préfet du département… Les Réunionnais n’ont pas droit à l’égalité absolue avec les Français de la métropole… Vingt grosses familles font peser sur l’île leur paralysante domination… La disette est le lot de la majorité de la population, ils souffrent de graves maladies. En janvier 1948, un cyclone frappa l’île, les cases sont abimées et on compte 20.000 sans abris et des milliards de francs CFA de dégâts.

1952-1960 : Le chômage s’accroît, commence alors une vague d’émigration due à la surpopulation.

1962 : La population atteint plus de 350.000 habitants dont un grand nombre d’enfants. En Février de cette année, un nouveau cyclone dévaste l’île causant des morts, des blessés, des disparus, de très nombreux sinistrés et des dégâts considérables dans les villes et dans les campagnes. Le malaise social engendre une grave crise politique ».

Le cadre étant posé, le roman peut alors entamer son périple. Si Jean-François Samlong prend le parti de la fiction, c’est pour nous faire pénétrer intimement au cœur même de cette désastreuse Odyssée. L’auteur choisit comme héroïne du récit une femme qui a vécu cette catastrophe de l’intérieur. Elle devient, plus de quarante ans après les faits, « une sœur courage ». Au fil des années, parvenue à la pleine maturité, il est évident pour elle que pour se réapproprier sa vie, pour pouvoir l’accepter, il est indispensable qu’elle raconte son histoire qui rejoint l’Histoire « avec sa grande hache », celle qu’évoque Georges Perec, afin qu’elle ne reste pas lettre morte. Elle se donne comme impératif de transmettre ce saccage pour ne pas laisser place à l’oubli. Elle l’envisage comme un manifeste pour la justice. Son combat est que l’Etat français reconnaisse sa responsabilité dans cette imposture avec toutes ses conséquences sur les enfants qui ont subi cette horreur et laisse des stigmates sur leur descendance. Alors, la narratrice, à quarante-trois ans, sur une machine à écrire, qui a elle-même une histoire, se résout à se mettre à l’ouvrage dans l’urgence. Sans relâche, elle rédige le récit de cette tragédie prolongeant sa mission tard dans la nuit. Le lecteur va pénétrer au cœur même de la vie de cette femme et de sa famille en remontant aux racines du mal. Les plus infimes souvenirs remontent et c’est important car le diable se cache souvent dans les détails.

L’intrigue démarre à Saint-Louis dans l’île de la Réunion sous le soleil ardent et la disette permanente. Nous pénétrons dans « La rue Case-Misère » où nous découvrons une case misérable en tôle ondulée et une famille en vrac. Une mère qui travaille dur comme bonne à tout faire chez Madame Billancourt, sa patronne, et qui, après trois grossesses, décide d’avorter dans des conditions épouvantables qui lui coûteront la vie. Un père en prison après le meurtre d’un chauffeur de bus. Puis, entre en scène celle qui mènera la danse. Elle, c’est Héva Lebihan, une jeune adolescente qui ouvre grand les yeux et les oreilles et garde en mémoire chaque instant de sa vie. Elle deviendra très vite la « gardienne du foyer » et sera la protectrice de ses deux frères plus jeunes. Poussée par la nécessité, elle remplacera la mère. Elle est vaillante et ne rechigne pas à la tâche. Evaporés les rêves d’école et la perspective d’un destin plus enviable. Et il y a Argos, le chien noir, annonciateur de malheur, celui qui ne tardera pas à frapper à la porte.

Un jour, face à toute cette misère, « La loi » va intervenir et ce sera l’exil forcé dans un pays lointain, inconnu et effrayant. Après un voyage épuisant et angoissant, Héva et ses deux frères atterriront, avec une multitude d’autres enfants, dans un pays de paysans pauvres et frustres. Un pays froid et rude. « A l’époque, j’étais jeune et la loi archaïque. J’étais désarmée et la loi armée. Suffisamment armée pour encourager les politiciens à propager la légende d’une France aimable et aimante. J’avais seize ans. Mes frères étaient plus jeunes que moi : Tony, quatorze ans, et Manuel, onze ans. D’autres, des bébés, D’autres encore, des fantômes. Des gosses sans visage, ni âge, sans voix, ni parole, comme absents d’eux-mêmes. Eux, des orphelins, des pupilles de la Nation, des analphabètes, des brouillons de vie dans l’ordre inique des choses. Hiver noir, interminable. Rien ne pouvait nous arriver de pire que ces duperies, ces chausse-trapes placées en travers de nos routes. Pire, c’est le mot. Comme un soleil en exil ».

Durant ce déracinement poignant, nous croiserons d’abord les victimes que sont les enfants et tout un cortège de personnages nuisibles, pernicieux, cruels, méprisants, venant de tous les milieux. Il y a les installés comme L’homme aux yeux de serpent et tous les représentants de La Loi. Il y a les rustres et les démunis comme Louvier, le patron de Tony qui tentera de mater cet enfant rebelle. D’autres, minoritaires, se montreront des alliés indéfectibles, déterminés, audacieux, héroïques. Ce ne sont pas des personnes ordinaires et leurs actes ne sont pas le fruit du hasard. En effet, nous l’apprenons, au fil des pages, chacun d’entre eux a eu, durant des épisodes particuliers, à se confronter à de désastreux saccages. Et toutes ces silhouettes vont défiler sous nos yeux, au fil des péripéties multiples qui jalonnent le roman. Parmi eux, vient en premier son mari Samuel, lui aussi enfant de l’exil, devenu boulanger, allié inconditionnel depuis leur premier regard. Nous croisons Monsieur Jérôme, le majordome de la maison qui accueille Héva, vieil homme insomniaque, ancien résistant, qui a perdu toute sa famille durant la guerre, a été prisonnier dans un camp de concentration  et s’est évadé. Il y a Madame Cléry, la patronne, institutrice à la retraite, une grande dame qui a de l’influence dans la région où elle s’est, elle-même, réfugiée comme juive qui a changé son nom. C’est chez elle que Héva est embauchée comme domestique. C’est elle qui lui dévoile le secret de l’extermination des juifs dont Héva n’avait jamais entendu parler. Nous apprenons que sa fille, Rachel, a choisi de partir vivre en Israël pour tenter une réparation. Lorsque Héva lui demande, naïvement, si les enfants de la Creuse ne sont pas tous « des déportés », les yeux de la grande dame s’assombrissent et la colère monte en elle qui pourtant sait toujours se tenir. « – Comment peut-on dire cela ?… et elle poursuit : – Venez, je vais vous montrer des photos de déportés. Et vous comprendrez combien il est difficile de vivre quand le souvenir et le cauchemar ne font qu’un ». Monsieur Guillaumin, l’infirmier de Monsieur Jérôme servira de lien avec d’autres alliés. L’inspecteur André, des travaux publics de Limoges, ami de sa patronne. Un homme intrépide, acharné, résolu, qui ne lâche jamais quand il s’est donné une mission. Ils vont Héva et lui sillonner toute la région pour retrouver ses deux frères. Ils s’arrêteront à Malemort en Corrèze, un nom prédestiné puisque c’est là qu’ils retrouveront Tony, mais trop tard. Enfin, Monsieur Langevin, le directeur du foyer de l’enfance, un homme qui doute et qui protège les enfants au mieux qu’il peut, malgré les risques encourus. C’est lui qui recueillera Manuel et aidera Héva à trouver un travail plus gratifiant. Elle deviendra secrétaire au ministère de l’équipement, épousera Samuel avec qui elle aura deux enfants, Elisabeth et Louis. Finalement, elle finira par s’ancrer dans ce pays qu’elle a tant rejeté au départ.

« Contrairement aux autres expatriées, j’avais sauvegardé un filet de voix, même après que le destin m’eut porté des coups. Samuel me voyait chercher au fond un lieu où déposer mon fardeau et remâcher ma colère. Ce lieu, c’était l’écriture avec la puissance des mots. Un lieu où me reconstruire lentement, patiemment, lucidement. Un lieu fidèle à ce qu’il avait été et n’aurait pas dû être. Un lieu où réapprendre à aimer ». « J’en avais fait un récit détaillé, véridique, mythique. J’avais écrit pour les illettrés rejetés par l’école… ».

Ces enfants victimes d’un exil forcé, n’ont pas choisi leur destin, il leur fut imposé par les « autorités de la République », sûres de leur bon droit. En toute « bonne conscience », en toute indécence, ils n’hésiteront pas à écraser des êtres en devenir, à tenter d’abolir leur passé. Dans cet épisode peu glorieux de notre pays, il s’est agi pour les gouvernants de l’époque d’une vaste opération d’effacement. Il fallait absolument que cette opération scandaleuse reste masquée. Aucune trace ne devait apparaître dans les livres d’histoire. C’est pour cela qu’il était essentiel que certains êtres courageux prennent le risque de la faire éclater au grand jour. Et même si un soir « un miracle se produit » lorsqu’à la télévision, alertée par son mari, Héva entend, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, la députée socialiste de la Réunion restituer avec une « voix aux intonations tendres et dures à la fois » à propos des enfants de la Creuse les morts suivants : « Il est temps de reconnaître une responsabilité morale de l’État et de faire un travail collectif pour écrire… comprendre… dépasser ces faits… Cela est nécessaire pour les victimes à titre individuel, et à titre collectif, pour l’Hexagone… Une telle histoire avec les souffrances engendrées doit nous amener à une réflexion sur les valeurs fondamentales qui peuvent être foulées aux pieds en toute bonne conscience, avec les meilleures intentions du monde… ». « J’ajoute qu’après les débats, tous les députés ont voté une résolution qui vise à admettre la responsabilité morale de l’État français dans notre exil… », le combat n’est pas fini. Héva espère toujours « une loi reconnaissant que cet exil avait été organisé dans la pure illégalité ». « Peut-être que je savais déjà que je partirai en croisade contre la loi de l’exil et que, pour devenir quelqu’un, il fallait assumer son passé, surtout ne pas renoncer à la femme que j’aurais pu être si je n’avais pas eu à quitter l’île ». Et nous pouvons lire dans une laconique note de bas de page ceci : « en 2012, la Cour Européenne des Droits de l’homme et la Cour d’Appel administrative donneront tord à Héva Lebihan sur ce point, disant que l’exil des enfants réunionnais a été organisé dans le respect de la législation en vigueur ».

Si le récit est si captivant, s’il nous est si difficile de l’abandonner même lorsque nos yeux clignent de fatigue, c’est que Jean-François Samlong « vit » son roman même s’il réalise certainement, qu’en tant qu’écrivain, il doit surplomber son propos pour ne pas s’y engluer. Et même s’il choisit, en tant qu’auteur, de déléguer à son héroïne, qui écrit à la première personne, la mission de prendre en charge le récit, c’est tout de même lui qui tient le stylo et nous nous régalons de découvrir que, sans conteste, il possède une plume. Dans ce roman, il mélange avec habileté la fiction, les documents d’archives et même, une fois, il ajoute une note de bas de page. Des citations introduisent les chapitres : « Il sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n’a rien » écrit Primo Levi. Il s’autorise la métaphore et même des néologismes comme « le débienfaiteur ». Il sait varier sa musique passant de la douceur à la colère : « Ils nous ont menti, ils nous ont tous menti », de la prose la plus courante à la poésie, « Le silence des flocons », du sérieux à la fantaisie, glissant parfois des expressions qui fleurent bon le créole : « Ê binz zot-là, kosa n’a pou domann amoin », parfois des mots crus : « jusqu’à ce qu’ils dégueulent et puent le dégueulis », ne reculant pas, parfois, devant un certain lyrisme : « Qu’on me redonne… la légèreté de l’oiseau, un regard luisant qui porte au loin, loin de tout ce qui gelait les sentiments… ». Grâce à ses mots, on éprouve pleinement la neige et le soleil, la glace et le feu, les êtres de chair vivante et les fantômes, l’horreur et la douceur, la colère et la sérénité, la guerre et la paix, la haine et le pardon. Au fil des pages, à la faveur de son talent, nous, observateurs extérieurs, sommes absorbés dans le tableau qui est dépeint et dont nous devenons partie intégrante.

Certains d’entre nous pourront être étonnés de constater que, malgré le désespoir, le poids de la religion reste si prégnant chez l’héroïne. « Seul notre Sauveur voit tout ». Et dans les circonstances les plus difficiles, elle prie. Est-ce sa croyance en Dieu qui lui permet de dépasser colère et rancœur ? Elle se décide à refuser l’inévitable et à ranimer la flamme de vie qu’elle conserve farouchement. Dans une urgence de vivre, l’héroïne de ce roman finit par surmonter sa douleur. Elle refuse de se laisser enfermer dans la débâcle, les insultes, la honte, le désespoir, pour choisir une autre voie, « une autre voix », celle de la réparation. Dans un réquisitoire implacable, sans hargne mais sans concession contre le sort que les autorités ont fait subir aux siens, ses frères de terre, ses frères d’infortune, elle fait le choix assumé et sage de renouer « un fil de mémoire ». Dans son récit parfaitement maîtrisé, sa seule visée est de transmettre. Elle sera le porte-voix de tous ceux qui n’ont pas les mots pour que jamais cette histoire ne disparaisse dans la crypte ténébreuse de l’oubli.

Malgré l’amertume indéniable que nous ressentons à la lecture de ce roman, écrit avec une force de conviction notoire, l’auteur nous offre une formidable leçon de vie. Ce roman salutaire nous invite à une vigilance constante vis-à-vis des « discours officiels ». Il nous oblige à exercer notre esprit critique pour ne pas nous laisser endormir par toutes les « belles paroles lénifiantes » qu’on nous assène sans cesse. Il nous incite à la défiance contre tous les « va-t-en-guerre », contre tous les « promoteurs du refus de la différence ». En effet, que vaut une existence si elle n’exige pas de chacun de nous une éthique qui prenne en compte l’accueil de « l’autre » dans sa diversité ? Que vaut une existence si nous ne devenons pas acteurs du monde ? Que vaut une existence si nous ne nous faisons un devoir de témoigner par nos dires, par nos écrits, par tous les moyens en notre pouvoir, notre capacité au refus lucide de tous les ostracismes ? Que vaut une existence si nous n’œuvrons pas pour que, de par le monde, triomphent un peu de paix, d’équité et de solidarité ?

Ce sont toutes ces questions que ce roman nous pose en filigrane sans piège moralisateur. Et c’est pour cela que c’est un livre nécessaire dans une époque où tous les anciens repères sont brouillés, où le doute paralysant s’installe pour nous pousser à l’inertie, et où la tentation de l’indifférence et du repli sur soi est si forte.

 

Pierrette Epsztein

 

Jean-François Samlong, écrivain et poète français, né en 1949 à Sainte-Marie sur l’île de la Réunion, est Docteur ès-Lettres, membre de l’Académie de La Réunion. Il a fondé, en 1978, l’Union pour la Défense de l’Identité Réunionnaise dont il est président. Cette association intervient dans le domaine de l’édition, de l’animation littéraire, de la formation de conteurs, des ateliers d’écriture, de perfectionnement en partenariat avec les ateliers d’écriture Gallimard. Il a publié, entre autres : Le Bassin du Diable (éd. NID, 1977), Zoura, femme bon Dieu (Éd. Caribéennes, 1988), La Nuit cyclone(Grasset, 1992), L’Arbre de violence (Grasset, 1994), Le Nègre blanc de Bel Air (Le Serpent à plumes, 2002), Une guillotine dans un train de nuit (Gallimard, 2012), Hallali pour un chasseur (Gallimard, 2018)…

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A propos du rédacteur

Pierrette Epsztein

 

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.