Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson (2ème critique)
Sur les chemins noirs, octobre 2016, 146 pages, 15 €
Edition: Gallimard
Sylvain Tesson nous a habitués à des récits de périples lointains (Bérézina, ou Dans les forêts de Sibérie), il nous propose aujourd’hui le récit d’une traversée à pied de la France, du Mercantour au Cotentin, effectuée d’août à novembre 2015. Dans un contexte particulier : Tesson, le voyageur, le baroudeur, l’adepte de l’escalade, y compris celle des cathédrales, est tombé d’un toit, à Chamonix, en août 2014. Miraculé, sur son lit d’hôpital il fait ce constat : « j’avais pris cinquante ans en huit mètres. La vie allait moins swinguer ». Quand il comprend qu’il est bien amoché mais vivant, il se met dans l’idée de « demander aux chemins ce que les tapis roulants [la rééducation] étaient censés me rendre : des forces ». La marche à pied comme médecine. Et pourquoi pas en France, puisque son état ne lui permet pas d’aller plus loin. C’est donc avec un peu d’ironie (passer de Kaboul à Châteauroux : « quel désastre ! ») et beaucoup d’appréhension qu’il se met en route, depuis le col de Tende, ne sachant pas si la thérapie par la route allait être bénéfique ou non.
Leçon de géographie
Pour sa première pérégrination en France, Sylvain Tesson choisit de traverser des zones rurales décrites dans un récent rapport sur l’aménagement des campagnes françaises, en empruntant des chemins marqués de petits traits noirs sur les cartes IGN, des « chemins noirs » qui « dessinaient le souvenir de la France Piétonne, le réseau d’un pays anciennement paysan ». Le premier intérêt de ce récit est géographique. Le voyage à pied est une bonne leçon de géographie. De la Provence, des Cévennes, de l’Aubrac, du Massif central, de la gâtine tourangelle, de la champagne mancelle, du bocage mayennais, Tesson connaît bien et sait bien raconter les changements géologiques qui se dessinent dans le paysage, l’évolution de la flore d’une région à l’autre, et les innombrables bestioles qui peuplent les jours et les nuits de la campagne française. L’occasion pour lui de rappeler que la lecture des naturalistes (Jean-Henri Fabre) et la contemplation d’un micro-territoire (un jardin) pouvaient en apprendre beaucoup sur le monde, autant que les « vaines » courses autour du monde, et, citant Xénophon, que « l’art de gouverner sa vie s’apparentait à celui de conduire un domaine agricole ».
« Naissons-nous pour alimenter les fichiers ? »
Le deuxième intérêt de ce livre est la réflexion de Tesson dans sa lutte contre le « dispositif », qu’il définit (d’après un philosophe italien) comme « la somme des héritages comportementaux, des sollicitations sociales, des influences politiques, des contraintes économiques qui déterminent nos destins, sans se faire remarquer », dispositif qui nous impose « insidieusement et sournoisement » notre conduite. Pour Sylvain Tesson, les chemins noirs sont donc aussi « les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque », une époque « mobile, connectée et moderne » qui ne lui convient guère. Tout au long de son parcours il s’interroge sur ce qu’il voit, et sur ce qui selon lui se dessine dans ce document tout administratif sur l’hyper ruralité. Faut-il créer des « villes à la campagne » ? Quel intérêt ? A qui profiterait la connexion, l’urbanisation des zones rurales ? Le haut débit est-il un enjeu plus important que la santé des prunes ou de la vigne ? Tesson rappelle comment, depuis les années 50, le territoire a été « aménagé » et cite Jean Cocteau : « il est possible que le Progrès soit le développement d’une erreur ». Pour Tesson « le paysage est devenu le décor du passage » dans un monde où la grande affaire est de se déplacer vite, loin et beaucoup.
Esquiver
Au long de son récit, Tesson dit comment il préfère « esquiver » ce monde, sans le mépriser « ni manifester l’outrecuidance de le changer ». Pas simple. Dans le monde actuel, esquiver ou éviter est comme « le mariage de la force avec l’élégance ». Aller à pied est aussi une forme de résistance. Comme la ruralité est une « résistance à cet emportement général ». En choisissant la lenteur, voire la sédentarité, « on créait une île dans le débit ». Il espérait le jour où, lorsque la dernière goutte de pétrole sera épuisée, « les portes s’ouvriraient », les automobilistes sortiraient de leur voiture, se salueraient, l’air éberlué, et continueraient à pied ». En attendant ce jour, et telle la veduta utilisée par les peintres pour montrer sur leurs toiles un monde sauvage alors interdit par l’Église, Tesson propose d’aménager une « fuite » au moins périodique et à chacun selon ses possibilités, un « recours aux forêts », un retour à la nature. Au moins de prendre les chemins de traverse, au sens propre comme au sens figuré, d’être en mouvement, et, au fil des kilomètres, des rencontres, et des bivouacs, de contempler la nature. « Les nuits dehors (…) lorsqu’elles couronnent les journées de mouvement, sont à accrocher au tableau des conquêtes ».
Ficher le camp
« L’air sentait le cierge éteint et la robe des chats gris : une odeur d’automne ». On retrouve dans ce récit le style de Sylvain Tesson, utilisant un vocabulaire et une conjugaison choisis, ne sacrifiant pas la concordance des temps : « Il fallait que les hommes fussent drôles pour imaginer qu’un paysage eût besoin qu’on l’aménageât ». Finalement dans ce récit, Tesson raconte comment il s’est confronté à la réalité du terrain, loin de la réalité virtuelle, et nous invite à casser les écrans (là aussi aux sens propre et figuré) qui nous éloignent de cette réalité et qui nous conduisent à suivre trop facilement et sans broncher ; il propose de « se déplacer par soi-même plutôt que de se sertir dans le courant ». Sans donner de leçons, Tesson donne ses points de vue. Dont celui-ci : « Se rééduquer ? Cela commençait par ficher le camp ». À chacun de les prendre, ou non, dans sa propre analyse, dans son questionnement. La lecture de Sur les chemins noirs, par son style et son contenu, est un grand bol d’air.
Lionel Bedin
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