Le coq de Renato Caccioppoli, Jean-Noël Schifano
Le coq de Renato Caccioppoli, avril 2018, 102 pages, 10 €
Ecrivain(s): Jean-Noël Schifano Edition: Gallimard
C’est présenté par l’éditeur comme un récit. Ce l’est, dense et riche. Une écriture empreinte de sensibilité instruite et engagée. Mais ce n’est pas suffisant pour décrire un texte particulier et inattendu.
« Oui, je sais qu’en écrivant je dévie, dérive, déraille, porté par le grand huit des foires de l’enfance et de l’infini couché sur les rails napolitains en trompe-l’œil, qui sont courbes, se croisent, ovaloïdes, spiraliformes, prenant les cours et les recours de l’Histoire, et que je ne pourrai sûrement pas dire à haute voix, ce soir, tout ce que j’écrirai, ici, en haute altitude, dans la cabine où se pressent mes souvenirs du siècle passé et d’il y a trois mille ans ».
C’est un court roman au sujet d’un excentrique – un génie des mathématiques, napolitain et petit-fils de Mikhaïl Bakounine, le théoricien de l’anarchisme. Renato Caccioppoli est né en 1904 et s’est suicidé à Naples en 1959 « d’une balle de Beretta 7.65 qu’il s’est tirée dans la nuque ».
La question que s’est posée Jean-Noël Schifano a dû être sans cesse celle-ci : comment écrire, comment restituer un tel personnage qu’André Gide évoque avec admiration dans son Journal et dont un astéroïde, quelque part dans le firmament, porte le nom depuis 1985 ? Comment on écrit sur un homme, par ailleurs musicien de grande qualité, qui promène et converse avec un coq tenu en laisse dans sa ville de Naples en plein jour ? Un homme qui – l’époque est celle du fascisme triomphant – tout à trac s’assoit par terre n’importe où et commence à demander la charité ?
« … il fait la lecture à son coq installé momentanément entre ses bras… Mais tu te rends compte, camarade, cette Victoire perchée tout là-haut sur la colonne, comme la place en bas, est celle du mensonge et du crime historique, et tu vois, aucun des étrons à chemise noire qui passe ne le sait, lobotomisés, tous, en uniforme ou pas, jeunes et vieux… ».
Comment on dit celui qui passe pour un fou au milieu du grand nombre qui obéit au fascisme, celui qui (c’est risqué !) moque et méprise tous les autres qui sont joyeusement excités de voir se rencontrer Mussolini et Hitler ? Une telle question en contient une autre – on écrit au présent – qui imprègne tout le récit de Jean-Noël Schifano. Renato Caccioppoli, texte et personnage, ce n’est pas du passé, ce n’est pas que d’une époque désolante mais révolue où Mussolini et Hitler étaient acclamés des foules. L’écrivain commence donc son récit de nos jours, un lundi 24 juillet à 7h30 – précision catégorique, et accusatrice ; un jour de « beau soleil oblique au sortir du métro, station La Chapelle », son regard fixé sur ces « grappes » de migrants entassés sous des tentes-igloos en plein Paris.
« Un peu plus au nord que la gare du Nord. Ils ont perdu le sud. Ils ont perdu le nord. Ils n’ont plus que leurs osselets. On leur a niqué les boussoles ».
Il prend ensuite l’avion pour Naples où il est invité à une conférence consacrée justement à Renato Caccioppoli ; il « déraille » dans ses pensées, dévie, rumine le passé, le présent, parle d’Histoire, rappelle ses mensonges permanents et ses fables officielles (sur l’Unité italienne par exemple), livre, sur les pas de son héros, une merveilleuse topographie de Naples, ville aimée, adorée, explorée et dont il a même publié un dictionnaire amoureux. Cela donne un texte beau, esthétiquement succinct, maîtrisé, qui saisit le lecteur par cette évidence humaniste de son propos : « Qui laisse faire et s’en contente, c’est déjà un fasciste ! » Si.
Théo Ananissoh
Lire une autre critique sur la même œuvre : http://www.lacauselitteraire.fr/le-coq-de-renato-caccioppoli-jean-noel-schifano
- Vu : 3747