Le Coq de Renato Caccioppoli, Jean-Noël Schifano
Le Coq de Renato Caccioppoli, avril 2018, 104 pages, 10 €
Ecrivain(s): Jean-Noël Schifano Edition: Gallimard
Rien de Naples ne lui est étranger.
Schifano, né en 1944 ou 1947, selon les sources, et ce mystère est bien dans la nature du bonhomme devenu Napolitain, citoyen d’honneur du Vomero et des alentours (c’est moi qui me moque), a consacré à « sa » ville adorée une bonne dizaine d’ouvrages depuis l’inaugural de 1981, Naples, essai, paru au Seuil. Depuis, la mer baigne toujours Naples (pour reprendre un beau titre d’Ortese) et l’eau littéraire a coulé sous les doigts de Giannatale comme l’appelait familièrement la Morante. De Chroniques napolitaines (I, 1984) à ce Coq de Renato Caccioppoli (2018) : que de chemin parcouru par le Directeur de l’Institut italien de Naples (Il Grenoble), devenu directeur de collection chez Gallimard, de tout temps traducteur de l’italien (Morante et Eco, surtout).
Une petite page de Dictionnaire amoureux de Naples (Plon, 2007, pp.104-105) signalait sous la rubrique « Cernia (Enrico) » ce nom de mathématicien « pauvre et génial, et beau et dandy et ivrogne », scientifique « de renommée mondiale » et son aventureux exploit de 1938 où ce petit-fils de Bakounine, rien que ça, s’en prenait parodiquement au pouvoir des fascistes lors de l’entrevue Hitler-Mussolini à Naples. De cette anecdote, le romancier est parti pour l’amplifier et lui donner des allures de récit d’une petite centaine de pages.
L’écriture foisonnante, imagée, baroque en diable, aux longues phrases embrassant histoire, culture, mœurs napolitaines, mythes anciens et modernes, d’Ulysse à Caccioppoli, terres et pointes amalfitaines (Punta Campanella), d’un expert ès Napoli, prouve une fois de plus que ce « désir d’Italie » innerve le bonhomme jusqu’à épuiser la veine de Parthénope, sûr que la cité adorée est forcément inépuisable.
L’atmosphère de la cité, bruissante, imaginative, ancrée dans les « bassi » et autre Vomero, de l’œuf du château et du port à Spaccanapoli, profane et sacrée, prompte à l’amour vif, aux bagarres colorées, aux expédients, aux fêtes, est restituée avec maestria, et le point de départ – qui relève de l’histoire anecdotique – est le prétexte sans doute à montrer une fois de plus Naples comme un impossible foyer de résistance – quoique camorriste, en dépit de ses idéologies très opposées – au fascisme et à cette fameuse rencontre du 5 mai 1938. Il fallait un homme, il fallait un défi, il fallait déjouer cette entrevue malodorante par un fait d’armes sans armes… Ce fut le coq de Renato, qui défila ainsi, en laisse, pour défier le pouvoir qui interdisait toute représentation d’animaux domestiques sur la voie publique (décret crétin selon Renato et d’autres). Cet épisode, digne de la commedia dell’arte, digne des farces et attrapes des comédies italiennes des années soixante et soixante-dix (Risi, Monicelli, Comencini, Scola…), donne lieu, chez Giannatale, à un débordement lyrique de la fête :
Une hénaurme foule garibaldienne de Plébiscite italo-germanique était maintenue à grand-peine malgré la discipline toute militaire inculquée vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux civils… (…) Des cri, des DUCE ! DUCE ! DUCE ! comme des beuglements assourdissants et continus annonçaient qu’ils étaient là, debout tous les deux sur une voiture militaire décapotée qui roulait vers toutes les victoires futures, Hitler et Mussolini, tous deux droits et le sourire sévère… (pp.82-83).
Le romancier s’insinue lui-même dans le récit pour livrer des témoignages de première main auprès des proches de Caccioppoli, mort en 1959, « prufesso », vrai « ’O genio » qui « tient en laisse un coq, et il déambule, léger comme une hirondelle, en regardant le ciel, les vitrines, les gens éberlués mais respectueux tant ‘o genio est connu, tant les Napolitains ne peuvent réagir, quel que soit le régime politique qui les mène, qu’avec rire admiratif devant une bizarrerie qui rompt les codes et se fait moqueuse comme un lazzi de Pulcinella » (pp.59-60).
Acte de résistance, ce coq en laisse de Renato est comme la pique qui cisèle le pouvoir là où il a mal : son imbécile candeur d’avoir toujours raison. Devant tant de connerie, Renato agite la ficelle, démontrant la « marionnette » qu’est le peuple béat devant le Puissant. Belle allégorie du virtuose Giannatale !
Philippe Leuckx
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