Le Cercueil de Job, Lance Weller (par Léon-Marc Levy)
Le Cercueil de Job (Job’s Coffin, 2021), septembre 2021, trad américain, François Happe, 465 pages, 25 €
Ecrivain(s): Lance Weller Edition: Gallmeister
Lance Weller place son roman sous les ombres tutélaires de Cormac McCarthy et de Shelby Foote. Sa maîtrise stylistique, son sens prodigieux de la structure romanesque, lui permettent cette audace qu’il assume et transcende. Le Cercueil de Job est une traversée sous le ciel du Sud alors que grondent les canons meurtriers de la Guerre Civile, sous les étoiles d’un ciel sans Dieu ou d’un Dieu indifférent au malheur des hommes, jetés dans l’enfer de la folie guerrière ou de la folie raciale et dont la solitude ne se brise que quand une balle vient leur traverser le corps, pour les enlever à ce monde de terreur, ou les en extraire, brisés, abîmés pour toujours. On entend dans l’écriture de Lance Weller le chant désolé de La Route, de Méridien de sang, de Shiloh ; mais on entend surtout la scansion particulière de l’écriture de Lance, qui tourne autour d’une scène, en extrait tout le champ de vision, capte la douleur des personnages et nous l’envoie comme autant de blessures dans nos consciences d’hommes – étrange espèce de ceux qui sont capables de ça. De haïr, de pendre, de brûler vifs, de castrer, de violer, d’exclure des hommes et des femmes de la condition d’humains.
Parce qu’ils sont Noirs, parce que le faux Dieu que des monstres prétendent servir leur a dit qu’ils pouvaient les asservir, les avilir et les massacrer. Parce que ces monstres sont capables de se lancer dans une rébellion sanguinaire pour sauver leur société immonde et leur modèle économique fondé sur la propriété d’êtres humains.
Le Cercueil de Job, dans le Dauphin, dessine un losange avec ses quatre étoiles majeures (Alpha, Bêta, Gamma, Delta Delphini) qui figurent le destin des hommes, la mort comme toit du monde sur les collines ensanglantées de Shiloh ou sur les bords de rivières rougeâtres du Tennessee et du Kentucky.
« Dexter parut réfléchir un instant, puis il dit :
– Non y a rien de drôle. C’est le monde qu’est comme ça, maintenant, c’est tout. Tout déboussolé et à l’envers.
– Tu parles. Le monde est à l’endroit, comme il l’a toujours été, répondit Bell. S’il était à l’envers, alors toutes les rivières couleraient vers le nord et nous, on serait pas dans ce pétrin ».
Sacrées rivières qui ne coulent pas toutes vers le Nord, faisant de la route de Bell et Dexter un chemin de croix, semé de scènes d’horreur. Comme cauchemar éveillé qui les attend cousu au bout d’un chemin. « Cousu », oui.
Dexter et Bell s’avancèrent furtivement, sans quitter les broussailles humides au bord de la route. Une forme était étendue devant eux, se matérialisant à mesure que la brume se dissipait. Finalement, ils purent distinguer qu’il s’agissait d’un vieil homme blanc, cousu à l’intérieur d’un cheval mort retourné sur le dos.
Sur le bas-côté, les entrailles du cheval formaient un amas froid et violet, et on ne voyait du vieil homme que sa tête qui dépassait du ventre de l’animal. Sa barbe imbibée de sang s’étalait sur le flanc, et les deux réunies, la tête et la barbe, faisaient songer à quelque étrange et monstrueuse excroissance saillant du corps de la bête. Les points de couture qui retenaient l’homme prisonnier à l’intérieur partaient de son cou comme des cicatrices sanguinolentes.
Route hallucinée dans une Amérique déchirée, coupée en deux, parfois même dans un même Etat, un même comté, une même ville, une même famille. Si l’ombre de McCarthy et Foote vient naturellement dès les premières pages, Lance Weller la signe par des indices repérables. Ainsi, dans les premières pages, cette évocation claire de Blood Meridian, « Il leva les yeux pour regarder à travers les branches des chênes, en direction du rouge fantastique de l’aube qui dispersait lentement la nuit. Des touches écarlates frémissaient sur le ventre des nuages, tout là-haut […] ». Et un peu plus loin, évoquant le nom de June (January June), venu d’une pratique d’un colon du Mississipi qui donnait à ses esclaves le nom du mois où il les acquérait, cet homme appelé October October, comme un écho du September September de Foote. Ou encore ce retour sur la bataille de Shiloh, objet de l’étude fouillée de Shelby Foote dans The Civil War : A Narrative, et centre de son roman Shiloh.
Néanmoins le regard de Lance Weller sur les événements de la Guerre est fort éloigné de celui de Foote. Il choisit de suivre au plus près, sur une longue trajectoire, le destin de quelques personnages qui, du coup, prennent une densité, une profondeur, jamais atteinte dans le Shiloh de Foote. Là où Shelby Foote porte un regard d’historien, Lance Weller, lui, est un pur romancier. Ce qui l’intéresse, au-delà de l’Histoire qui gronde en fond sonore, c’est la retombée de l’horreur sur des êtres humains, la façon dont elle les pétrit, les meurtrit, les change à jamais. La fuite est une initiation. Les esclaves apprennent la liberté, le courage, la résistance. L’ancien combattant de Shiloh, June, apprend la tolérance, la bonté, la solidarité. Ombres et lumières se croisent et se pénètrent, divisant les camps et divisant chaque camp. On est loin de l’imagerie idéale qui voudrait que le Sud soit le méchant et le Nord le bon. Des gestes d’humanité viennent de confédérés – Hoke par exemple lorsqu’il jette une pièce d’or à un Noir fugitif qui vient de s’accrocher à un train – et les Yankees ne manquent pas de « niggers-haters ». Le mal en œuvre dans le roman semble droit sorti de l’Enfer et c’est bien le Diable lui-même qui est figuré dans le personnage du général sudiste, Forrest, assoiffé de sang et de tripes à l’air, dont le mot d’ordre est « Faire la guerre c’est gagner, et gagner c’est tuer ». C’est le Diable qui frappe la terre maudite de Shiloh.
Ce jour-là, les flammes s’élevaient directement de la terre, ondulaient dans l’herbe, elles avançaient en vagues d’un jaune orangé, montant et descendant, sifflant et crépitant. Des choses terribles passèrent inaperçues sur le moment – visions d’horreur, bruits, odeurs obscènes qui ne se manifesteraient que longtemps après, dans des rêves ou des éclairs de réminiscence qui prendraient des allures de rêve et couperaient le souffle des vieux soldats. Des choses amalgamées, fantasmagoriques, sanglantes et si épouvantables que personne ne pourrait croire qu’elles s’étaient véritablement produites, et encore moins qu’on avait pu y survivre.
Comme le daguerréotypiste Henry Liddell qui va accueillir un temps le désespéré Hoke et lui donner un nouvel élan, Lance Weller est un remarquable faiseur d’images. Il capte dans son écriture les tableaux vivants et les rend inoubliables, comme la photographie – naissante alors – capte un instant présent pour le rendre presque éternel. Car il y a œuvre de mémoire dans la quête obstinée de Lance Weller à figer dans ses romans les moments les plus marquants de l’histoire américaine, des guerres indiennes à la Guerre de Sécession. Les Marches de l’Amérique et Wilderness (*), ses deux splendides romans précédents, étaient déjà sertis dans l’écrin de l’histoire américaine. Écriture visuelle qui nous vaut de splendides tableaux d’un Sud souillé par le sang d’un conflit aussi absurde qu’inhumain, et qui reste d’une beauté stupéfiante.
[Bell] se souvient s’être étendue, froide et glissante, sur un lit de galets lisses comme des œufs, caressée par des rayons de soleil verts tombant en biais de ce qui se trouvait Au-dessus, quoi que ce fût, rendus troubles par des corpuscules tourbillonnants. Elle se souvient avoir dîné du sang particulaire de la terre et avoir goûté les nouvelles du monde en provenance de partout, de tous les affluents épars qui se jetaient en elle. Elle a goûté les orages sur les prairies lointaines comme des pièces de monnaie cliquetant sur ses dents, les vastes nuages de fumée de charbon se déposant à la surface des Grands Lacs, et la saveur forte de la rivière Ohio, du sang dans la rivière Tennessee. Du sang dans le fleuve Mississippi, dévalant vers le Sud et la Nouvelle-Orléans. Le sang s’infiltrait dans le sol, depuis la rivière où elle était étendue.
Enfer d’une guerre effroyable, Lance Weller nous dit l’horreur d’une terre ensanglantée et d’un ciel désespérément vide, comme l’est le Cercueil de Job, luisant vainement au firmament.
– Tu regardes toujours les étoiles comme tu le faisais avant ?
– Ça m’arrive
– T’as déjà trouvé quelque chose qui en vaille la peine, là-haut ?
– Non, dit Hoke. Pas une seule fois.
Léon-Marc Levy
(*) Voir les critiques de ces deux romans dans La Cause Littéraire :
– http://www.lacauselitteraire.fr/les-marches-de-l-amerique-lance-weller-par-leon-marc-levy
– http://www.lacauselitteraire.fr/wilderness-lance-weller-3
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