Wilderness, Lance Weller (par Léon-Marc Levy)
Wilderness, trad. américain François Happe, 406 pages, 10,60 €
Ecrivain(s): Lance Weller Edition: Gallmeister
Ici, en suivant Abel et son chien, vous rencontrerez des paysages somptueux, des personnages déchirants, les terreurs de la Guerre Civile américaine et surtout un écrivain magnifique, Lance Weller, direct descendant de Thomas Wolfe, Jack London et Cormac McCarthy. Ce livre est un premier roman ; autant le dire tout de suite, Weller commence sa carrière d’écrivain par un chef-d’œuvre.
Abel Truman est un vétéran de la Grande Guerre Civile. Il erre au bord de l’Océan, au Nord-Ouest des USA. Seul – non, avec un chien trouvé un jour – perdu dans l’immensité, la pauvreté, une infinie tristesse. Une tristesse qui vient de loin, des coups terribles que la vie lui a portés. Deux drames épouvantables le hantent ; l’un, privé, la perte de sa fille et de sa femme, dans des conditions déchirantes ; l’autre, connu dans tous les livres d’Histoire américaine : la terrifiante Guerre civile qui déchira l’Amérique de 1861 à 1865.
Lance Weller construit son roman sur l’oscillation entre deux époques, 1899 – L’errance d’Abel et de son chien – et 1864. Plus exactement les 5 et 6 mai 1864, l’une des dates funestes dans la mémoire des Etats-Unis, celle de la bataille de la Wilderness qui fit en deux jours plusieurs dizaines de milliers de morts et de blessés. On peut supposer que Lance Weller n’a pas choisi au hasard cette bataille, plutôt que d’autres plus connues comme Shiloh ou Gettysburg. Et on peut – peut-être – en deviner deux raisons : tout d’abord le nom de la forêt où se déroule la bataille, la « Wilderness », qui donne son nom au roman mais aussi qui peut signifier en anglais la sauvagerie, ce qui convient parfaitement à ce roman, partagé entre deux sauvageries, celle de la guerre et la nature sauvage dans laquelle Abel va aller chercher son chien volé par deux malfrats. Et puis, autre raison sûrement plus forte encore : l’absurdité absolue de ce carnage. Aucun enjeu stratégique, presque aucune volonté de déclencher cet affrontement, ni d’un côté, ni de l’autre. Certes, la guerre – surtout civile – est toujours une absurdité mais La Wilderness atteint un sommet de non-sens.
Lance Weller souligne cette folie avec une acuité de chaque instant, mettant en scène la déraison, l’abdication de toute intelligence des hommes jetés dans cet enfer. Le chapitre 6 de ce roman – intitulé Le champ de Saunders – contient les pages les plus effarantes jamais écrites sur la capacité des hommes à devenir plus animaux que les animaux les plus sauvages.
Alors Weller se transforme en chroniqueur de guerre, au plus près de l’action. Il interpelle le lecteur, le fait témoin de ce qu’il « voit ». « Et si vous aviez été là pour voir cela, pour l’entendre, le toucher, le goûter et le sentir, c’eût été quelque chose. Oui, vraiment c’eût été une expérience d’être là ce jour-là. A cette heure-là ».
Et l’horreur n’en est que plus saisissante, décortiquée, saisie sur le vif.
« Ici : un homme dont la mâchoire inférieure a été arrachée se traîne à l’aveuglette dans la fumée, sa langue rouge agitée de spasmes, soudain privée de son attache, est devenue incroyablement longue, étonnamment pointue, la bave sanguinolente coule sur sa poitrine et la langue se tortille encore dans sa gorge tandis qu’il essaie d’appeler sa mère.
Là : une volée d’éclats d’obus brûlants emporte les deux yeux d’un soldat de l’Union et l’homme continue à avancer en titubant. Les soldats rebelles s’écartent sur son passage, ne le touchent pas et ne laissent personne le toucher, comme s’il était devenu un protégé de Dieu. Il passe, marchant à tâtons, franchit le remblai et disparaît.
Ou encore : un Rebelle grand et mince, vêtu d’une veste en loques, émerge de la fumée en chancelant, à la manière d’un mendiant, il tient un chapeau melon devant son ventre, et son chapeau est rempli de ses propres entrailles se déversant d’une longue blessure béante qui le coupe pratiquement en deux ».
La plume de Lance Weller se fait pinceau pour figer à jamais ces scènes de fantômes noyées dans la poussière et la fumée, ces êtres qui ont été des hommes et qui ne sont plus que chair brûlée, meurtrie, hachée.
Fantôme, c’est ce qu’est devenu Abel vingt-cinq ans plus tard, condamné peut-être pour les fautes mortelles qu’il a commises, à la guerre et, sans doute, dans sa propre famille.
« Comme si ce qu’il avait toujours redouté en secret, pendant ces longues années de guerre, s’était réellement produit et qu’il avait été tué quelque temps auparavant sans le savoir, sans s’en rendre compte ».
Sur sa route erratique, Abel va croiser aussi des êtres humains qui vont lui rappeler que la générosité existe, que les hommes ne sont pas seulement faits de haine et de violence.
Lance Weller nous offre un chemin de rédemption dont la rudesse et la beauté suffoquent. Superbement restitué en français par François Happe, ce livre est un joyau.
Léon-Marc Levy
VL4
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL1 : faible Valeur Littéraire
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VL3 : assez haute VL
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