Les Marches de l’Amérique, Lance Weller (par Léon-Marc Levy)
Les Marches de l’Amérique (American Marchlands), trad. américain, François Happe, 354 pages, 10,20 €
Ecrivain(s): Lance Weller Edition: Gallmeister
A la construction erratique et violente des frontières Sud-Ouest des États-Unis d’Amérique, les Marches (Marchlands) progressives de la conquête, fait écho dans ce livre magistral la marche (walk), tout aussi erratique et violente, de trois personnages qui tracent, à leur manière, les nouvelles frontières. Le roman de Lance Weller s’étend de 1815 à 1846, à peu près dans l’âge de vie de Tom Hawkins, Pigsmeat et Flora. Leur destin commun s’inscrit dans la toile de fond historique américaine. C’est, chez Weller, un mode de narration déjà utilisé dans Wilderness : tresser l’histoire individuelle et l’Histoire (dans Wilderness l’action se situait plus tard, après la Guerre de Sécession). A la manière des historiens de l’école des Annales, ce qui intéresse l’auteur – qui n’est pas historien mais romancier – ce sont les gens plus que les faits. On est loin du point de vue d’un Shelby Foote qui, dans Shiloh, se rapproche plus du travail historique pur. La marche des trois héros traverse et retraverse l’Histoire : les guerres indiennes, l’établissement des frontières avec le Mexique, le destin du Texas longtemps disputé. Mais c’est bien l’histoire, magnifique et terrible, de ces deux hommes maudits par le destin et de cette femme, superbe et forte, qui constitue la matière du roman.
Le sceau du destin cloue le sort des deux hommes dès le début. Le meurtre du père pour Tom – en ce lieu tragique qui porte le nom de Bois de la Haine ; la mort de Mazy-Mae, son épouse, pour Pigsmeat. La mort dans les deux cas, comme l’annonce funeste d’une vie qui ne sera que morts. La rencontre des deux hommes sera un pacte noué dans le crime : les hors-la-loi du Western seront leurs oripeaux.
La force de Lance Weller est d’éviter toute caricature du mal chez les deux hommes. C’est chez eux comme une nature, un habit ordinaire. Ce sont des tueurs, violents et cyniques, mais Weller réussit le tour de force de nous les rendre attachants, pas méchants. C’est là une tradition des récits de l’Ouest qu’on trouve dans le mythe itératif du « Brigand bien-aimé » peuplés par les figures de Billy-The-Kid ou Jesse James. Le mal est une seconde peau mais elle ne couvre pas l’humanité des deux hommes. La violence est leur langage, le langage de ceux qui ont été, sont encore d’une certaine façon, muets. Tom Hawkins, pendant plusieurs années ne prononça pas un mot dans son enfance. Seul un chien réussit à provoquer la naissance du langage chez lui – les chiens qui, tout au long du roman, sont des êtres de bonté et d’amitié que Pigsmeat et Tom traitent en animaux sacrés.
Flora, la belle Noire, est, pour les deux hommes qui vont l’accompagner dans une étrange randonnée aux confins du Mexique, la lumière qui va les éclairer. Malgré la fatigue, malgré les mauvaises rencontres. Malgré cette autre forme du mal qui écrase régulièrement Tom de ses assauts épouvantables : les céphalées virulentes – comme la forme physique de la douleur qui ronge son âme.
« La douleur, chose incroyable, empira. Des scies s’attaquaient à son crâne. Chaque bruit éclatait, vrillait, se répercutait en lui, dans tout son corps, et il n’était plus qu’une cavité venteuse secouée par la souffrance. Si ses mains avaient été suffisamment grandes et puissantes, il aurait serré les poings autour de sa tête pour l’écraser et en extirper la douleur. Il se demanda s’il n’était pas déjà mort et s’il n’était pas maintenant torturé dans quelque enfer étrange ».
L’exploration du mal – si complexe et retenue pour Pigsmeat et Tom Hawkins –, Lance Weller lui donne une intensité suprême et totale en la personne d’un sociopathe effroyable, Kirker, chef de guerre dont la légende court dans les Marches frontalières, plus ou moins chargé, officieusement par les autorités, ouvertement par les populations blanches locales, de terroriser les populations indiennes par des massacres réguliers, et qui, accompagné d’une bande de tueurs aussi fous que lui, fait compter ses victimes par le scalp qu’il récupère sur chacune d’entre elles, comme un « reçu » d’exécution d’un contrat.
« Et je me souviens qu’un des soldats, il s’appelait John House, je l’oublierai jamais, je me souviens qu’il est entré dans l’eau avec son couteau et qu’il a commencé à trancher la gorge de ces bébés, et qu’il maintenait certains d’entre eux sous l’eau avec son pied. Il n’arrêtait pas de pousser des hurlements et il criait que si vous vous débarrassez des lentes, vous n’aurez pas de poux et l’expression sur son visage était celle d’un fou. Il enlevait son pied d’un enfant pour en tuer un autre et le précédent remontait à la surface, flottait un moment dans les remous avant d’être emporté par le courant vers le sud, et ceux qui étaient sur les bateaux s’entraînaient au tir sur eux. Sur ces bébés ».
L’ode de Lance Weller à la naissance de l’Amérique dégouline de sang, de scalps et de carnages, à l’image de l’Histoire américaine.
Des ombres tutélaires passent sans cesse dans ce roman, hommages implicites de Lance Weller à ses écrivains fétiches. Ce cadavre bringuebalé à l’arrière du chariot ne peut manquer de renvoyer à William Faulkner (Tandis que j’agonise), l’esclave libérée assoiffée de vengeance évoque Robert Penn Warren, et par-dessus tout l’aile de Cormac McCarthy bat régulièrement au long de ces pages – Méridien de sang en particulier. Ces références parfaitement intégrées à la narration dans ce roman ajoutent à la puissance de cette symphonie composée à l’Amérique, ses ombres et ses lumières.
Un grand roman américain.
Léon-Marc Levy
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