De haute lutte, Ambai
De haute lutte, février 2015, traduit du tamoul par Dominique Vitalyos et Krishna Nagarathinam, 215 pages, 18 €
Ecrivain(s): Ambai Edition: Zulma
Ce recueil incisif rassemble quatre nouvelles, qu’on pourrait presque qualifier de romans par leur longueur, par le nombre des fragments constitutifs de leur déroulement narratif, par l’amplitude spatio-temporelle de l’intrigue et par la richesse contextuelle de l’histoire individuelle de leur personnage principal.
Le manuscrit : Chentamarai baigne depuis l’enfance dans un milieu d’artistes où sa mère, Tirumakal, une universitaire férue de littérature, de poésie, de chansons et musiques classiques indiennes qui tient salon tous les vendredis, ayant quitté son mari, fait figure de femme libre au sein d’une société dominée par les hommes. Chentamarai découvre un jour un manuscrit dans lequel sa mère raconte les difficultés et humiliations qu’elle a connues dans sa vie conjugale, dans sa relation avec son époux.
Mais dites-moi, qu’y a-t-il de révolutionnaire à dire qu’une veuve ne peut espérer retrouver l’accès à une vie digne de ce nom qu’en se remariant ? […] Quand vous affirmez qu’il est nécessaire de lui associer un homme pour lui offrir une nouvelle vie, c’est comme si vous disiez qu’elle doit toujours rester sous le contrôle d’un représentant du genre masculin…
Les ailes brisées : Chaya, « mince comme une liane », a été mariée à un homme gras, autoritaire et avare. Nourrie de films tamouls, elle rêve de lois qui lui permettraient de vivre autrement sa vie d’épouse, ou de femme qui aurait l’audace de se libérer de l’emprise d’un époux dont elle supporte de moins en moins le comportement mesquin et méchant, et la pingrerie qui peu à peu contamine leur fils et même, à sa grande horreur, finit, par contagion, par l’atteindre elle-même.
Il m’a transmis son obsession de l’argent… Pourquoi est-ce que je me suis mariée ? Le mariage, pour la femme, dénonce la narratrice, est la totale dépossession de soi.
On l’avait offerte à Bhâshkaran, un homme plus âgé qu’elle et plus fort physiquement. Elle était sa propriété au même titre que le sofa et les coussins. Si son mari mourait, on tirerait un trait sur elle. Rideau. « FIN ».
De haute lutte : Cempakam, dès l’enfance, fait montre d’un talent exceptionnel de chanteuse de râgas traditionnels. Sa mère, musicienne et danseuse, persuade le grand maître Ayya de la prendre en pension chez lui, de la traiter comme sa fille, et de lui enseigner les arts musicaux. Pendant des années, Cempakam se perfectionne en chant et devient parallèlement une grande musicienne spécialiste de la vina. Elle a pour condisciple le fils d’Ayya, Shanmugan, qu’elle épouse. Devenue l’élément primordial du groupe musical qui accompagne Ayya dans ses récitals, elle acquiert une grande notoriété. Mais à la mort du maître, Shanmugan, jaloux du talent de son épouse, la relègue dans les coulisses, affectée à des fonctions domestiques, tout en profitant des conseils de celle qui lui est infiniment supérieure. C’est « de haute lutte », grâce à sa ténacité, à son refus obstiné de se soumettre à « la tradition » que Cempakam finira par retrouver dans le monde musical le rang qui lui est dû.
Cempakam se pencha vers son micro et répéta le vers chanté à la place du jeune homme. Stupéfié par son intervention, Shanmugan se tourna vers elle. Cempakam le regardait au fond des yeux, le visage rayonnant […]. Lorsqu’un immense applaudissement souleva la salle pour saluer sa voix, Shanmugan la fixa, sonné tel un lutteur au tapis…
La forêt : Chentiru, après des années passées à aider son mari Tirumalai à développer son entreprise, au moment où ce dernier, n’ayant plus besoin d’elle, la met à l’écart de la gestion de l’affaire, décide de se retirer dans la forêt et d’y réécrire les épopées, et en particulier de composer un Sîtâyana contant la retraite dans les bois de la divine Sita dont elle fait la femme libre qu’elle a rêvé d’être, des vains efforts de Râma pour l’en faire sortir, et de la rivalité de ce dernier avec Ravana, autre amoureux de la déesse.
Conte merveilleux, poétique, alternant et entremêlant la vie réelle, les rêves, et les écrits de Chentiru, des fragments évoquant les grandes épopées et des extraits de râgas magiques, cette nouvelle se veut être dans le même temps un autre texte militant sous la forme d’une triple allégorie du combat pour l’émancipation de la femme.
Depuis huit ans ils s’étaient lancés dans le domaine de la maroquinerie […]. Ces nouveautés étaient le fruit de la détermination de Chentiru. Elle était montée en première ligne pour élargir l’éventail de leurs activités commerciales. Tirumalai avait promis de faire d’elle son associée à parts égales, mais ce projet n’avait pu aboutir. Sous le choc elle avait éprouvé le besoin de marcher. Le plus loin possible…
Conclusion :
Qu’ils sont éclatants, ces portraits de femmes qui se rebellent, avec plus ou moins de succès, contre l’affirmation, qui se veut immuable, de la supériorité « naturelle » de l’homme et de son corollaire : la nécessaire soumission de la femme dans le cadre familial, dans son environnement social et culturel, dans sa vie professionnelle lorsqu’elle exerce un métier, dans l’organisation politique de son pays, en somme dans tous les aspects, à tous les niveaux, et à tous les âges de son existence !
De Rabindranath Tagore dans Kumudini, à RK Narayan Dans la chambre obscure, en passant par Farahad Zama dans Les 1001 conditions de l’amour, œuvres commentées pour La Cause Littéraire, de nombreux auteurs et auteures indiens dénoncent cette subordination qui se dit « conforme à la tradition et à la culture » du pays. Le chemin sera long, sans doute, avant la totale émancipation et l’idéale égalité.
Ne focalisons toutefois pas sur ce qui pourrait apparaître comme une question spécifique du monde indien. Nos sociétés occidentales dites démocratiques ont encore beaucoup à faire en ce domaine…
Patryck Froissart
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