Kumudini, Rabindranath Tagore
Kumudini (Yogayog), traduit du bengali (Inde) et présenté par France Bhattacharya, 380 pages, 22 €
Ecrivain(s): Rabindranath Tagore Edition: Zulma
Ô Kumudini, longtemps tu brilleras, indubitablement, dans le souvenir des lecteurs de ce chef-d’œuvre !
Les premières pages de ce roman condensent à grands traits la saga séculaire de deux grandes familles rivales, les Ghoshal et les Chatterji, chacune faisant à tour de rôle sa fortune et sa puissance en provoquant la ruine et l’humiliation de l’autre.
Au moment où apparaît le personnage de Kumudini, qui appartient au clan des Chatterji, c’est le parti des Ghoshal qui prend le dessus. Le chef des Ghoshal, Madhusudan, ne se contente pas de savourer la ruine des Chatterji. Il attend, avec la patience d’un fauve à l’affût, l’occasion de venger, par une extrême humiliation, les affronts portés à sa famille à l’époque où les Chatterji dominaient la région.
Au faîte de sa fortune et du respect qu’on porte aux nouveaux riches, il dévoile son plan machiavélique :
« Madhusudan déclara alors qu’il avait désormais le loisir de se marier. Sur le marché matrimonial, son crédit était très élevé. Il était assez puissant pour pouvoir satisfaire la fierté des plus grandes familles. De tous côtés, on lui fit connaître l’existence de jeunes vierges bien nées, belles, accomplies, riches et savantes. Madhu fit les gros yeux et déclara : “Je veux une fille Chatterji”. Un lignage qui a reçu des coups est aussi dangereux qu’un tigre blessé… »
Madhusudan, sur le point d’être nommé Maharaja, ayant désormais le pouvoir de précipiter la ruine et la déchéance des Chatterji, Kumudini, qui voue à son frère aîné, Vipradas, le chef de famille, un amour exclusif, se retrouve devant un choix cornélien : épouser un homme qu’elle n’aime pas et qui se prépare à l’humilier quotidiennement, ou plonger, par son refus, son clan, et son frère adoré, dans le déshonneur du déclassement social et de la misère.
Une fois posés ainsi tous les éléments initiaux, le dramaturge développe, au fil des événements, le caractère héroïque de son personnage principal.
Les projets de Madhusudan se heurtent, en effet, à peine achevées les cérémonies de leur mariage, à l’extraordinaire capacité de résistance que révèle Kumudini face à sa stratégie d’humiliation, et au mépris qu’elle lui manifeste en retour de ce qu’il tente de lui imposer, comportement inédit, impensable, totalement inattendu dans une Inde où la femme est traditionnellement asservie à son époux, assujettie à ses volontés, soumise à ses ordres et à ceux de sa famille.
« Madhusudan était à bout de patience… Jamais, à aucun moment de sa vie, il n’avait à ce point entamé son prestige. Il avait payé un prix exorbitant pour obtenir ce qu’il voulait et, dans sa langue à lui, il avait fait comprendre à Kumudini qu’il reconnaissait sa défaite sans réserve ».
Oui, chose inouïe, c’est le maître qui se sent rabaissé par celle qu’il voulait avilir, et qui, circonstance accablante pour un futur maharaja, apparaît comme un faible aux yeux des membres de sa propre famille.
Ce renversement de statut, et l’esprit d’indépendance dont fait montre, de façon croissante, Kumudini eu égard au poids des usages, font de ce roman, écrit en 1929, une anticipation remarquable des mouvements d’émancipation de la femme indienne et une puissante dénonciation de l’usage du mariage arrangé, et de Rabindranath Tagore un révolutionnaire et un visionnaire (mais tout visionnaire n’est-il pas un révolutionnaire, et réciproquement ?).
Certes, l’auteur, dans sa grande lucidité, ne permet pas à son héroïne, qui a l’audace de quitter son mari, de gagner en définitive son combat, gageure impossible dans le contexte des années trente, et le retour à l’ordre traditionnel prévaut à l’approche du dénouement.
« La société a inventé des milliers de moyens pour soumettre les femmes sans défense à leur mari et pour les faire souffrir… Les femmes ont si peu de prix, elles sont tellement insignifiantes… »
Mais le lecteur sait, en refermant le livre, que rien ne pourra plus être « comme avant » dans le couple qui se reconstitue sous la pression sociale.
Ainsi en est-il de tout mouvement contestataire ponctuel : même s’il échoue, il constitue une rupture et il fait évoluer les mentalités en signifiant que rien n’est intangible.
Ô Kumudini, fasse que ton image pénètre et dérange, et bouleverse, par la lecture de ton histoire, les esprits de ceux qui s’accrochent aux archaïsmes sociaux !
Patryck Froissart
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