Poétique du silence, Stefan Hertmans (par Didier Ayres)
Poétique du silence, Stefan Hertmans, Gallimard, Coll. Arcades, mai 2022, trad. néerlandais, Isabelle Rosselin, 132 pages, 13,50 €
Bruissement
Qu’est-ce que le silence tout d’abord ? Fonctionne-t-il comme un impossible bruissement ? Quel rôle tient-il au sein du poème, celui de Paul Celan notamment ? Quelles en sont les conséquences ? Quelle forme la littérature prend-elle dans l’exercice de cette mutité fondamentale de tout travail d’écrivain, celle de la page blanche ? Le silence est-il borné par l’aphasie, par les voix sourdes du poète ? Toute littérature n’est-elle pas une relation, un échange entre le mot et l’absence de mot ? Et pour l’écrivain est-ce une dysphasie fondamentale qui hanterait la création littéraire, donc une sorte d’arrière-monde de langage invisible ; un langage qu’il faut trouver au sein de la vaste fureur de la langue ? La page écrite n’est-elle pas par définition un espace sourd, sans voix, pour le lecteur à voix basse également ? J’ai déduit l’ensemble de ces questions de ma lecture de cette poétique du silence de Stefan Hertmans.
J’ai lu l’ouvrage en éveil, avec une attention soutenue, cherchant le cheminement de la pensée de l’auteur et y ajoutant ma pensée propre. Une poétique du silence donc. Le fait poétique de cette espèce d’aphasie peut être un effroi devant le néant comme le ressent l’écrivain, et ressemble au vide absolu comme cette porte ouverte par l’ennui ou l’angoisse profonde chez Heidegger. Et car l’auteur s’intéresse à Hölderlin, à Celan ou Jacob Lenz, nous voyons comment le bourdonnement du poème, à l’oreille de ces poètes de génie, implique leur destin. Pour l’un la folie ou à peu près, et qui devient muet, se cloître dans le mutisme sans écrire rien de compréhensible (il faut d’ailleurs modérer cette dernière idée, car la folie d’Hölderlin est un incident qui nécessiterait une analyse circonstanciée), pour l’autre, c’est la langue elle-même, cendre de la cendre comme le définit Derrida, qui oblige Celan à écrire dans la langue du bourreau, à choisir le suicide.
Voix intérieure qui s’apparente à une récitation totalement inerte, un sourd fracas où des images surgissent, images qui par essence sont silencieuses. Sans oublier que le poète (lui aussi lecteur) côtoie l’indicible, une perfection impossible à atteindre, un innommable – on connaît la richesse de cet élément moral chez Samuel Beckett. Chez le lecteur, la question de la mémoire, de la remémoration, ici de la Shoa – pour décrire le caractère terrible de cette proximité pour le poète écrivant après la Catastrophe –, vient heurter le sentiment chantant de la langue, et intériorise le soupçon jeté sur l’expression littéraire. Il faut faire silence devant l’innommable.
Cela signifie en fait que vous avez conscience que notre langage peut couper l’être humain de l’expérience la plus profonde et la plus simple.
Écrire un texte convient-il à décrire la réalité ? De quelle puissance l’écriture est-elle capable pour souffler à l’intérieur du réel ? Cette poétique du silence questionne le lien avec le monde, en abandonnant l’effet mimétique de la littérature au profit de l’inquiétude. Et pour couper le nœud gordien de cette factualité, je pense que l’écriture agrandit, souffle la réalité de l’intérieur, l’augmente – à ce sujet, l’intelligence artificielle augmente certes le domaine humain, mais seulement dans la praxis et nullement dans la morale ou la métaphysique.
Jamais nous ne devons renoncer à nous opposer aux cris simplistes à propos de l’art et de la vie – que ces cris viennent de personnes qui croient que la réalité existe sans problème dans le texte littéraire ou de personnes qui considèrent que le texte littéraire n’a rien à voir avec la réalité, deux caricatures tout aussi insupportables. Les chamailleries entre ces deux écoles littéraires qui se croient diamétralement opposées (on appelle la première réaliste, la deuxième autonomiste) sont donc totalement absurdes : écrire fait partie intégrante de la vie humaine et n’est donc jamais une activité « étrangère à la vie » ou autre qualification associée à des insinuations courantes, il s’agit toujours d’une expérience dialectique.
Jusqu’à quand faut-il des mots ? Sont-ils capables d’inventer une réalité propre ? Jusqu’à quelle limite sont-ils mimétiques ? Cette inquiétude contemporaine, venant peut-être de Baudelaire et allant vers la postmodernité de notre siècle, doit-elle nous interroger sur le statut de l’expérience tangible, de l’objet langage, de ce qu’il est capable mais aussi incapable de réaliser ?
La littérature se situe à la crête du mensonge, inventant des faits et des images qui, par eux seuls, ont statut de substance. Et cette bizarre nature fait d’elle un pacte, une espèce de signature méphistophélique dessinée sur la page blanche, un poème qui survit à l’Holocauste, qui peut même cerner la réalité des Camps de la mort.
Pour conclure, j’ajoute que je n’ai pas cessé de penser la pensée de Stefan Hertmans et de la faire mienne. Cela au moins a le mérite de voir comment ce livre est stimulant et de nous confronter, dans sa nature, à l’ouvrage d’un écrivain. Et si j’ai pu çà et là éclairer son propos, il reste beaucoup à détailler, tant cette écriture par sa clarté offre la possibilité de disserter intérieurement, tel un lecteur actif malgré tout plongé dans son silence.
Didier Ayres
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