Les Juifs et la modernité L’héritage du judaïsme et les sciences de l’homme en France au XIXe siècle, Perrine Simon-Nahum (par Gilles banderier)
Les Juifs et la modernité L’héritage du judaïsme et les sciences de l’homme en France au XIXe siècle, Perrine Simon-Nahum, octobre 2018, 334 pages, 22 €
Il ne faut pas demander aux analogies plus qu’elles ne peuvent donner. Tout s’est cependant passé comme si, après l’émancipation des Juifs voulue par l’Ancien Régime finissant et mise en œuvre par la Révolution, après leur intégration roide à la société française, les trésors d’énergie, de subtilité et d’intelligence déployés à commenter ou, simplement, à méditer et à lire, dans la réclusion des « juiveries », la Torah, le Talmud, leurs commentaires et les commentaires de leurs commentaires, s’étaient orientés vers d’autres buts. Le processus d’émancipation, moins lisse qu’on ne se le représente, n’était lui-même pas exempt d’ambiguïtés, résumées par le terme de « régénération » qu’avait employé l’abbé Grégoire dans son célèbre mémoire présenté devant l’Académie de Metz. Que signifie cette idée de « régénération », si ce n’est que les Juifs auraient « dégénéré » en se repliant sur eux-mêmes (comme si ce repli avait résulté d’un choix collectif et d’une décision libre…) et que l’abandon de leurs particularismes (au premier rang desquels l’orthopraxie religieuse) les « régénérerait ».
Il faut noter qu’un des concurrents de l’abbé Grégoire, Zalkind Hourwitz, incarna dès la fin du XVIIIe siècle l’alliance entre la judéité et la science. Il ne fut pas le seul. Le judaïsme français fournit de belles et importantes figures, dans des domaines aussi variés que l’indianisme (Salomon Munk), l’assyriologie (Jules Oppert), la linguistique comparée (Michel Bréal, à l’origine d’une des plus grandes aventures intellectuelles du XXe siècle, celle de Dumézil), la philologie romane (Arsène Darmesteter), les études grecques (Henri Weil), l’histoire médiévale, l’archéologie, la sociologie. Même si la plupart des savants évoqués dans le livre de Perrine Simon-Nahum sont oubliés ou connus de leurs seuls pairs, les noms de Salomon Reinach (qui fut notamment conservateur du musée des Antiquités nationales) et d’Émile Durkheim demeurent célèbres. Tout ce petit monde érudit, croyant ou non, pratiquant ou non (et attendu que le judaïsme français n’était pas homogène), se vit rappeler, sur un mode désagréable, sa judéité lors de l’affaire Dreyfus.
Le volume s’achève sur un chapitre dévolu à Proust, dont la judéité, mise en avant depuis quelques années, est problématique : pas seulement son rapport à la religion proprement dite, mais l’influence qu’elle aurait exercée sur son œuvre romanesque. L’idée que la phrase proustienne, dans sa sinuosité, ait pu être modelée sur les méandres du raisonnement talmudique, apparut (pour la première fois ?) sous la plume de Céline, qui n’était pas un philosémite. Proust avait-il lu, ne serait-ce qu’en traduction, une page du Talmud ? Le mécanisme intellectuel n’est pas difficile à comprendre : on cherche à faire de Proust (comme de Montaigne) un grand écrivain juif français, de même qu’il y a, mais dans des circonstances historiques et sociales très différentes, de grands écrivains juifs américains.
Gilles Banderier
Spécialiste d’histoire contemporaine, Perrine Simon-Nahum est directrice de recherches au CNRS.
- Vu: 1748