Le souci de la terre, Virgile (par Matthieu Gosztola)
Le souci de la terre, Virgile, Gallimard, mars 2019, trad. nouvelle du latin par Frédéric Boyer des Géorgiques, 264 pages, 21 €
Qui fut Virgile ? Qui fut réellement Virgile ? Frédéric Boyer le présente magnifiquement, dans Faire Virgile : « Passer de Mantoue à Naples. Chassé du toit paternel et des bords sinueux du Mincio, exproprié un temps de ses terres, garder toujours le souvenir de Mantoue et de ses prairies. Poète né paysan, quitter sa naissance obscure et se faire réapparaître dans un poème en berger chanteur. Avoir lu Hésiode, Théocrite, Caton, Varron. S’intéresser avec eux à la res rustica (la matière agricole) dont on parle beaucoup à présent que l’on prétend occuper aux champs les vétérans désœuvrés des guerres civiles qui ont déchiré la République. Et après que ces guerres ont probablement causé ravages, rapines, famines, destructions des récoltes et des domaines agraires. Être contemporain de Tite-Live et d’Horace. N’avoir que vingt et un ans quand éclate la guerre civile qui conduit à la fin de la République romaine. Apprendre que César est assassiné. Avoir connu ainsi les dernières convulsions de la République romaine et développé son œuvre pendant l’âge augustéen, période de paix et de création, diront les chroniqueurs.
Être hanté par un passé de violences et de mystères, saturé de souvenirs mythologiques et de héros fondateurs. Lire quatre jours durant après l’éclatante victoire d’Octave, futur Auguste, à Actium (au sud de l’île de Corfou) et à Alexandrie, les quatre livres de cet étrange poème composé à l’invitation de son protecteur, Mécène, lui-même conseiller d’Octave. Faire ainsi l’éloge de la terre italienne. Devenir un auteur envié, considéré comme idéologiquement proche du nouveau régime. Voir ses Bucoliques chantées au théâtre. Pourtant choisir de rester dans l’ombre, ne pas vivre à Rome mais à Naples. Finir son poème sur une sorte de communisme monarchique et agraire calqué sur la description de l’organisation sociale des abeilles dont on pensait à l’époque qu’elles avaient des rois et non des reines. S’enflammer de la folie érotique qui s’empare de tous au printemps : animaux sauvages, juments, adolescents. Rêver ou écrire rêver d’une vie champêtre, d’un repos rural, loin du Forum, de ses délires, de ses éclats. Sympathiser avec les animaux. Contempler le ciel et les orages. Les mers et leurs détroits agités. Les étoiles et les arbres. Troupeaux et paysans. Rêver de prairies vides, de forêts, de grands espaces pour en cultiver un petit. Enchâsser les histoires de la tradition, exemples mythologiques, comme des poèmes gigognes. Couper, digresser, énumérer, copier et compiler d’autres œuvres, d’autres savoirs. Louer la terre, l’activité pacifique agricole. Avoir peur des serpents et des taons. Chanter les siestes dans les champs. La contemplation de la vie et des saisons. Mais édifier dans un rêve délirant sa propre gloire, son propre mythe, et s’imaginer ainsi bâtisseur d’un temple de marbre dans une vaste prairie verdoyante, sur les rives du Mincio. Y placer César (c’est-à-dire Auguste) comme le dieu du temple. Se rêver maître des courses et des jeux. Se décrire halluciné le front ceint d’une couronne d’olivier, et dans tout l’éclat de la pourpre, décerner les prix au combat. Et pourquoi pas aller jusqu’à graver dans l’or et dans l’ivoire les batailles et les trophées de l’Empereur ? Pas tout à fait une épopée pourtant. Mais romain se prendre pour Hésiode. Mettre aussi de l’épique dans les champs et le ciel, les forêts, les rivières. Dans les ruches et les étables. Jusque dans les anamorphoses des arbres et des fruits selon des greffes monstrueuses. Et voir ainsi des poiriers donner des pommes. Voir un jour le marbre des statues pleurer. Vanter la solitude. La sienne. Décrire celle extrême d’Orphée. Chanter les victoires du nouveau César et, ironiquement peut-être, se retirer pour se distraire avec des chansons de bergers à l’ombre des hêtres. Se désœuvrer. Se désorienter. Faire revenir mythes, rêves, anecdotes. Faire des listes de tout. Des descriptions rapides. Célébrer moins le travail lui-même que le souci des choses, des temps, des êtres, des territoires. Moins la transformation que l’attention ou le soin à apporter. Cura, en latin. Sollicitude, souci, soin, attention, tourment et amour. S’attacher à la terre, l’antique Gê, la terre mère et nourricière. Donner quelques brèves visions dans le poème de la variété et de la force créatrice de la nature : beauté sculpturale de certains animaux, comme la vache, ou le jeune étalon qui se risque sur un pont ; complicité muette et profonde des bêtes et de l’homme devant les changements et les vicissitudes des saisons ; souvenir du premier printemps du monde ; images fugitives de la fourmi et de ses œufs sur un minuscule chemin perdu, des foulques marines sur le sable avant la tempête, de la joie retrouvée des corbeaux au printemps, de la noirceur d’un serpent venimeux dans les herbes au soleil… Écrire comme si tout restait à découvrir et à contempler, et comme si tout était déjà trop tard. Ne jamais avoir oublié sa naissance obscure. Quitter cette terre à peut-être cinquante ans, le premier jour de l’automne, dans le sud de l’Italie, sans avoir pu achever L’Énéide ».
Les bases sont posées. En réalité, pas toutes. Pour comprendre les Géorgiques, il nous faut impérativement comprendre les Bucoliques. L’œuvre-source ; l’œuvre-matrice. Entre 42 et 37 avant Jésus-Christ, dans une période dramatique de l’histoire de Rome, alors qu’il a une trentaine d’années, Virgile compose en hexamètres dactyliques ce « grand vers » hérité de l’épopée homérique, son premier recueil : les Bucoliques. Lequel aura, tout au long de deux millénaires, une postérité folle. Voici, – en des prairies, en des bosquets, parmi des animaux aimés, et des arbres protecteurs –, des chevriers chanteurs (les bergers d’Arcadie qu’a peints Poussin ne sont pas loin), de gracieuses bergères… Ces personnages apparaissent, disparaissent. Réapparaissent. Ce sont d’abord des noms empruntés à Théocrite (v. 300-v. 250 av. J.-C.) et à ses Idylles, des « mots grecs qui exercent la double séduction de leur sonorité et de leur histoire ». Tous ces personnages, s’ils permettent que soit reconnue à chaque instant une filiation [1], n’ont de réelle importance que dans la mesure où ils sont à même de laisser la place, toute la place au chant, à leur chant. À leur chant : à cette façon qu’ils ont de lancer « avec joie leurs voix vers les étoiles » : à cette façon qu’ils ont de s’en remettre d’eux-mêmes aux étoiles, sans s’offrir à la mort. Face à tous ces personnages, il convient de fermer les yeux, afin de mieux être atteint par et la mélodie et le rythme de la langue virgilienne, c’est-à-dire de – on le comprend peu à peu – ce qui fait son nid en soi pour – on le comprendra plus tard – ne plus s’en retourner. Et c’est ce que l’on fait. La première image mentale qui nous vient, alors que le latin n’en finit pas de faire vivre, comme si chaque seconde était un printemps, en notre sentiment la floraison de ses sonorités, ce sont les Fêtes Galantes de Verlaine. Puis (c’est la seconde image) l’on se voit assis « sur une herbe moelleuse », peut-être sous un frêne, en un jour particulier : « [e]n ce jour chaque champ, chaque arbre donne vie, en ce jour / les forêts reverdissent ; c’est maintenant le plus beau de l’année ». L’on se voit assis, songeant. Songer. Songer au laurier, à l’hyacinthe aux suaves rougeurs, à la douce violette, au narcisse. Songer au chardon, au saule souple, à l’olivier pâle, aux rosiers pourprés, à l’humble valériane. Songer à un cours d’eau. S’en approcher ; s’en éloigner. Chercher parmi les herbes, parmi les roches. Chercher en déambulant comme déambulerait une mélodie, en un ciel que quelques nuages – confiants en leur blancheur légère – viendraient distraire de son bleu. Une mélodie heureuse d’avoir été apprise avec le cœur. Et être mû par une nécessité : la conception d’un bouquet. Cueillir les pâles violettes et le haut des pavots, le narcisse et la fleur de l’aneth odoriférant. Cueillir les fruits blanchâtres à tendre laine et les noix de châtaignier, les prunes couleur de cire et les lauriers. Sans oublier le myrte. Faire se mêler leurs suaves parfums. Et attendre. Attendre le soir.
Tityre à Mélibée : Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem / fronde super uiridi. Sunt nobis mitia poma, / castaneae molles et pressi copia lactis ; / et iam summa procul uillarum culmina fumant,/ maioresque cadunt altis de montibus umbrae (« Ici pourtant tu pourrais reposer avec moi cette nuit, / sur le feuillage vert. J’ai pour nous des fruits mûrs, / des châtaignes fondantes, du lait caillé en abondance. / Dans le lointain déjà fument les toits des fermes / et du sommet des monts tombent en grandissant les ombres »).
Mais qu’en est-il des Géorgiques ? « Penser à un texte sur l’art des cultures, de l’élevage, écrit Frédéric Boyer. Et sur le travail nécessaire au service de la vie. Non pas de son triomphe mais de son entêtement précaire, en quelque sorte. De ses ruses devant la destruction et le manque. De ses forces dans l’oubli. Oui, aussi. Mais comprendre peu à peu qu’il s’agit d’abord d’un ouvrage sur la possibilité du monde, son agencement, ses territoires de subsistance qui deviennent le territoire du poème. Comment prendre soin de ce qui est et qui devient. Qui disparaît et revient. Comment décrire les transformations du paysage, de l’habitat, et depuis quelle urgence, quelle nécessité ces transformations s’établissent. Comment décrire ce qui fait notre subsistance sur les territoires que nous occupons sur terre. C’est donc un livre sur les apparitions et les disparitions qui rythment le vivant, et forment notre perception de Gaïa. Humains, forêts, troupeaux, abeilles, mais aussi cieux, astres, nuits, pôles, plaines marines et océanes… Et sur les techniques de soin, de culture. Les techniques agricoles, météorologiques, paysagères, scientifiques, agronomiques, mais aussi mythologiques, poétiques, narratives et pastorales, géographiques, géologiques. Ni traité ni manuel ni encyclopédie, pourtant. Pas tout à fait. Mais un chant, un long poème embrassant le monde à habiter, à ordonner, à cultiver autant qu’à décrire, explorer, dire et chanter. Le poète est celui qui mobilise par son art les ressources poétiques et narratives nécessaires à l’habitation et à la description de ce monde où subsister […] ».
Les Géorgiques est un « [c]urieux ouvrage […] comme greffé de digression entraînant le lecteur bien au-delà des champs et des cultures. Acte poétique avant tout : écrire le chant de la terre, de ses transformations. Et une intention que l’on peut partager encore aujourd’hui, voire davantage au regard de la situation écologique critique de notre monde : célébrer notre obscure condition terrestre dont nous semblons nous éloigner toujours davantage, vanter notre relation à la terre et au vivant, nous qui rêvons ou cauchemardons une fuite possible loin de la Terre. […] Virgile semble nous interroger […] sur ce qui peut nous lier à la terre et nous en délier, sur notre situation précaire d’hôtes fugitifs des paysages et des labours, faisant de la description des travaux et des soins à fournir une sorte de mémoire perdue de nous-mêmes, de notre condition de terrestres. Lire et retraduire aujourd’hui ce grand poème virgilien, c’est entendre de très loin ce chant adressé à notre usage de la terre et à notre vie commune sur terre. Comment parler de la terre, et parler de nous, les terrestres, les terriens, alors que nous sommes entrés dans une ère nouvelle où nous devons appréhender le système fragile et complexe par lequel les phénomènes vivants modifient la terre, jusqu’à sa possible destruction ? Comment, de nouveau, faire entendre la possibilité de chanter le soin et le travail, la relation et le souci de l’humanité sur la terre ? Il y a ainsi un futur virgilien dans la mélancolie même de l’œuvre relue aujourd’hui : chanter l’humilité du réel, du sol, du paysage, de l’animal, de l’arbre, de la plante ; leur fantaisie, parfois leur horreur et leur violence ».
Oui, mais comment « retraduire aujourd’hui ce grand poème virgilien » : comment traduire les Géorgiques ? Nous pouvons partir de l’objection préjudicielle faite à la traduction de ne pas être la reproduction à l’identique de l’œuvre à traduire. Pour Jakobson, la poésie, domaine de la paronomase – ce lien entre le phonétique et le sémantique qui régit le jeu de mots – est « intraduisible par définition » [2]. Mais les attaques lancées contre la traduction des textes poétiques ne sont – écrit Jean-Michel Déprats – « que l’expression la plus radicale de la thèse commune selon laquelle on ne traduit pas une langue sans perte irrémédiable. Puisque toute langue est un système de signaux arbitraires mais conventionnels, la signification ne peut jamais être détachée de la forme expressive. Même les termes apparemment neutres sont tissés de spécificité linguistique, pris dans un cocon d’habitudes culturelles et historiques, et affectés de connotations qui diffèrent d’une communauté linguistique à une autre. Le postulat d’intraduisibilité se fonde sur la conviction, à la fois formelle et pragmatique, que deux systèmes sémantiques distincts ne sauraient être réellement superposables au point de se renvoyer fidèlement leur image. Les forces vives, la luminosité et la densité de l’original ne sont pas seulement amoindries par la traduction ; elles acquièrent un côté clinquant. La traduction est un processus d’entropie et d’abâtardissement ». Comme le constate Vladimir Nabokov dans son poème « On Translating Eugene Onegin » (« Sur la traduction d’Eugène Onéguine ») : What is translation ? On a platter / A poet’s pale and glaring head, / A parrot’s screech, a monkey’s chatter, / And profanation of the dead (« Qu’est-ce que la traduction ? Sur un plat / La tête pâle et grimaçante d’un poète, / Cri de perroquet, jacassement de singe, / Profanation des morts ») [3].
Alors, dans ces conditions, « [c]omment retrouver sans eux, les disparus, – s’interroge Frédéric Boyer –, une langue pour vivre et aimer, pour comprendre d’autres langues, d’autres existences ? Cette forme introuvable […] m’obséda […]. Comment traduire plus de deux mille vers en suivant les mesures scandées d’un mètre trop longtemps traduit par notre alexandrin syllabique ? Comment inventer une forme moderne de lecture et de translation de la matière latine, pour y tailler en quelque sorte un vers nouveau ? Je ne mens pas, j’ai dû reprendre l’ensemble au moins quatre, cinq, dix fois, en tentant plusieurs dispositifs versifiés ou non, que je faisais disparaître. J’ai finalement opté pour des versets libres, aux rythmes divers, mais qui reproduiraient au moins la dramaturgie du poème telle que je l’ai lue en traduisant. Pour en donner non seulement une traduction mais surtout un acte de lecture, projeté dans l’espace vivant de l’écriture ».
Cette posture de Frédéric Boyer répond à la conception que se fait Yves Chevrel [4] de la traduction (nous soulignons) : « Les retraductions rappellent qu’une œuvre n’est jamais finie, du moins qu’on ne peut finir de la comprendre. Toute traduction nouvelle est promesse d’aller au-delà, au moins ailleurs. Si on accepte, avec Renan, de considérer qu’une œuvre non traduite n’est qu’à demi publiée, on peut s’aventurer à penser qu’une œuvre se comprend d’autant mieux que traductions et retraductions, dans de nombreuses langues, en ont exploré et mis en évidence les virtualités et les énergies. La traduction est à recommencer sans cesse, peut-être parce que, à l’instar de la langue dans laquelle l’œuvre est chaque fois traduite, elle est déploiement d’une herméneutique appliquée ».
Regardez ! voici un jeune étalon qui se risque sur un pont… Très vite, c’est un poulain d’un riche troupeau qui marche plus fièrement dans les prés, d’un pas souple // Le premier ose prendre un chemin et défier les rivières menaçantes // Se confier à l’inconnu d’un pont // Ne prend pas peur au moindre bruit // Nuque fière, tête expressive, petit ventre et dos gras, poitrail ardent, tout en muscles // Beauté des bais et des noirs granités // Mais blanc ou alezan, couleurs à éviter // Que des armes se fassent entendre pas loin, et il ne sait plus rester en place // Dresse ses oreilles, membres tremblants // Une boule de feu roule sous ses naseaux frémissants // Crinière épaisse qui s’écroule, jetée sur son épaule droite // Double épine dorsale apparente // Il creuse le sol en faisant résonner lourdement la corne dense de son sabot // Comme à Amyclées, Cyllare dompté par les rênes de Pollux // Et ceux dont font mémoire les poètes grecs // De Mars, le double attelage, et le char du grand Achille // Et comme le vif Saturne lui-même qui, sur son cou de cheval, a secoué sa crinière à l’approche de son épouse, et dans sa fuite a rempli le grand Pélion de son hennissement déchirant…
À la lecture, c’est-à-dire à l’oreille, cette traduction est réussie, si l’on garde à l’esprit la remarque capitale de Wilhelm von Humboldt dans l’« Introduction » qu’il a rédigée pour présenter sa traduction d’Agamemnon d’Eschyle : « Tant que l’on ne sent pas l’étrangeté, mais l’étranger, la traduction a rempli son but suprême ; mais là où l’étrangeté apparaît en elle-même et obscurcit peut-être même l’étranger, alors le traducteur trahit qu’il n’est pas à la hauteur de son original ».
Et à celles et ceux qui voudront reprocher à Frédéric Boyer la liberté prise, laquelle – précisons-le – n’est jamais (car traduire, c’est creuser) pioche blessant le sens originel, lui volant des éclats nombreux, l’on aura profit à citer Jean-Yves Masson [5] : « Si la traduction respecte l’original, elle peut et doit même dialoguer avec lui, lui faire face, et lui tenir tête. La dimension du respect ne comprend pas l’anéantissement de celui qui respecte son propre respect. Le texte traduit est d’abord une offrande faite au texte original ».
Matthieu Gosztola
[1] Lisant précisément les Bucoliques, l’on ne peut que mesurer à quel point l’originalité de Virgile naît, dès sa première œuvre (« une des compositions les plus minutieusement agencées que nous ait jamais livrées la littérature », comme l’a rappelé Jacques Perret dans son Virgile paru aux Éditions du Seuil en 1959), de la façon qu’il a eue d’être singulier sans jamais cesser d’être en lien non avec la tradition mais avec la souvenance (à jamais fleurissante, en lui) de quelque parole ancienne, aimée, chérie même : celle du poète Théocrite (v. 300-v. 250 av. J.-C.), Grec de Sicile, auteur des Idylles. Aussi l’éclat du singulier (et qu’y a-t-il de plus singulier que les Bucoliques…) ne peut-il embrasser (chaste baiser) que le verre éraflé du temps, pour s’y refléter suivant le jeu (savant jeu) que la danse met dans sa manière d’être au monde. Virgile « jongle avec le texte grec » constate Philippe Heuzé, « en variant, autant qu’il se peut, les modalités de l’imitation. Tantôt il le cite textuellement, tantôt il le décalque, le démarque, le travaille, reprenant un mot, une forme, un mouvement, les transposant, les contaminant, les inversant ». Un exemple ? La troisième Bucolique commence par une « traduction » des deux premiers vers de la quatrième Idylle. Théocrite : « Dis-moi, Corydon, à qui ces vaches ? Est-ce à Philondas ? / Non, à Egon ; il me les a données à garder ». Virgile : « Dis-moi donc, Damétas, c’est à qui ce troupeau, à Mélibée ? / Non, c’est à Egon ; Egon vient de me le confier ».
[2] Roman Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation », in Reuben A. Brower éd., On Translation, New York, Oxford University Press (« Galaxy Books », n°175), 1959.
[3] Cf. George Steiner, Après Babel, Une poétique du dire et de la traduction, trad. par Lucienne Lotringer, Albin Michel, 1978.
[4] Cf. Dir. Robert Kahn et Catriona Seth, La retraduction, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2010.
[5] Cf. « Territoire de Babel. Aphorismes », Corps écrit, 36, 1990.
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