Le Scribe et son Théâtre, Brève rétrospective, Marie Etienne (par Marc Wetzel)
Le Scribe et son Théâtre, Brève rétrospective, Marie Etienne, éd. Tarabuste, décembre 2023, 120 pages, 13 €
« Dans le titre, le masculin du mot scribe est un neutre. La langue française n’ayant pas d’autre moyen de désigner le troisième genre, ou son absence, je me contente de celui-là, sans toutefois en être contrariée. À l’impossible nulle et nul n’est tenu » (Note, p.111).
Un(e) scribe a bonne allure, et mauvaise presse. Bonne allure comme vif secrétaire, qui consigne et atteste ; mauvaise presse, comme « commis » aux écritures, sorte de parasite de l’expressivité, bon qu’à gratter notre paperasse. Mais que compile ou fixe ordinairement un scribe ? Une réalité publique d’informations. Il ne devrait donc pas (sauf ironie, ou contre-emploi) exister de « scribe » en « son théâtre », car que viendrait faire le rédacteur d’actes institués, la petite main de textes officiels, dans le monde d’abord confidentiel, fantasmatique et ostentatoire d’un « théâtre » personnel ? Et d’ailleurs – sauf dans la stricte et limitée fonction de script (bénévole ou non) des improvisations scéniques d’autrui – qu’est-ce donc qu’un scribe de théâtre ?
Le théâtre est toujours art de la présence agissante et réelle devant un public assemblé, et scribe y serait alors comme un ange rédacteur, voletant au-dessus de scène comme de salle, qui n’est franchement là ni pour donner à voir ni pour voir ce que des humains se font vivre, mais seulement tenir les comptes d’une démiurgie qui passe…
Deux textes ici (sur les six rassemblés en ce recueil) montrent modèle d’une telle activité scripturale. Le dernier, d’abord, où l’auteure « converse » avec son compagnon Paul Louis (qu’elle nomme), et transcrit ce que la vieillesse ne permet plus à celui-ci d’établir seul ; texte extraordinaire de franchise et netteté, celui d’une « scribe » (en effet) de la sénescence d’autrui. Texte qui ne consigne qu’une situation (précise et universelle) : untel, proche et complice, est dans l’âge qui le et se perd. Pourquoi, dès lors, une scribe ? Pour noter l’effet que c’est d’être vieux : en être réduit à juger depuis ce qu’on ne supporte pourtant plus ; en être réduit à rien, alors que ce rien est encore quelqu’un ; n’être plus en mesure de recycler ou convertir ce qui se perd ou détruit en nous ; oublier ce qui nous manque (bien pratique, cela !), mais aussi manquer de ce qu’on oublie (bien fâcheux ! C’est remettre une même pièce dans la machine à malheur !). Tout est dit dans la saynète finale : le vieil homme « appelle », et on lui répond ; mais il ne sait tout simplement plus « comment s’appelle » l’être prévenant (p.109) ! C’est comme si une Providence, devenue illisible, notait elle-même pour nous ce qui nous en échappe. C’est joli, et déchirant. Avec cette question ironico-tragique : quand un gâteux Pharaon délire, que doit donc encore en consigner son scribe ? « L’espoir insensé/ de garder quelque chose dont lui se débarrasse » (p.107), en dit tout ! Les « accompagnants » le savent : l’angoisse s’enfuit quand il est devenu clair qu’il n’y a plus personne à comprendre, c’est-à-dire quand l’être qu’on veille ne recourt visiblement plus, pour lui-même, à des « valeurs », des « significations », ou à des « buts » pour s’orienter. Tant qu’un être est en mesure de se juger lui-même, c’est-à-dire à apprendre de ses propres opinions et décisions, la notation scrupuleuse et loyale a un sens ; mais quand le théâtre de l’autre a fermé sa porte ou éteint ses lumières, quel scribe sensé en demeurer ? Quand le propos d’en face devient indécidable (« Je manque à tout », « Ne me perds pas », « Il me manque quelque chose sur le bord que j’oublie »…), comment prétendre interpréter sans se ou lui mentir ? Il en est de même quand tout le monde est à comprendre à la fois, comme assister à une représentation théâtrale, où tous les personnages ont raison en même temps, ou cherchent simultanément tous, mais incompatiblement, leur propre issue. Que noter, quand chacun, sur scène, ne comprend, en direct, que son propre intérêt ou sa passion, et qu’il est, au mieux, l’heure pour tous, non de comprendre, mais d’apprendre les uns des autres – et encore, non apprendre quoi penser, mais plutôt apprendre à agir avant que les autres aient fini de penser ! Que serait le sens d’un greffier de tragédie ? La fonction d’un « modérateur » de lynchage ? La compréhension scénique serait absurde comme appeler un psychanalyste lors d’une bagarre de rue ; il viendrait là trop tard, ou… trop tôt !
« Si la révélation n’en finit pas
d’être espérée
si elle est lente
comme on l’a dit
en revanche le théâtre
est le champion de la vitesse
On n’y a
que le temps
de penser
“Je n’ai pas bien
compris
pouvez-vous répéter ?”
À ce régime
l’analyste perd la foi
et puis il la retrouve
il perd la foi et la retrouve
c’est un balancement qui ne le berce pas
c’est une incertitude » (p.68-69)
C’est alors le second (et lui aussi tout récent) texte (Élégie pour un roi défunt) – tout bonnement génial – qui pose et montre la pure (intenable, et grandiose) situation d’un scribe en son théâtre (Marie Etienne, on le sait, fut longtemps bras droit, intendante à tout refaire, d’Antoine Vitez). C’est l’histoire d’un(e) scribe errant (à la détresse ingénieuse, à l’incisif culot) qui se cherche un roi dont consigner la perte.
« Chacun attend
le roi
qui tarde
qu’on maquille dans les loges
en commandeur
puisqu’aujourd’hui il tient le rôle
de celui
qu’on ne peut
aborder
sans mourir » (p.80-81)
On lui a déconseillé les rois de théâtre (capricieux et irréels, lui dit-on), mais c’est l’un d’eux qu’elle veut : un destin et son spectacle, en effet, y sont par nature solidaires ; répétitions et évanescences vont du même pas ; et surtout l’épiphanie y est précaire et naturelle, comme une lueur révélée dans un mur de forteresse (p.62-63). C’est que la lumière normale n’y vaut plus rien : ce qu’on cherche à Pentecôte, c’est le mince rougeoiement des langues de feu par les fissures du plafond, ou les lacunes du toit ! La liberté du roi est infinie – et si le Traître en comprend à peu près ce qu’il en vend, le Tartuffe ce qu’il en détourne, la Reine ce qu’elle en séduit… – quel impartial et intègre scribe pourrait prétendre comprendre et restituer quoi que ce soit de… la curiosité même de Dieu ?
La scribe, en tout cas, y vient attendre son employeur, avec d’utiles ruses de sa fonction : se mêler aux autres sans s’emmêler à leurs passages (p.65), ne jamais s’offenser des tribulations de la lumière (p.66-67), assurer les répliques intérieures dès qu’on est seul (p.68), se ficher bien de là où l’on se trouve pour n’être qu’à ce que cherche son Maître (p.69), en suivre d’écho à écho la seule voix (p.71), ramper partout où s’encanaillera la Muse (p.72), hachurer – comme Homère le fit pour Ulysse – préventivement les « prétendants » (p.75), laisser l’amour à son dégrisement, la traîtrise à ses vexations, le régicide au paravent de ses calculs (pp.78-82). Mais quelque chose d’un psychisme étranger résiste toujours à la compréhension de l’analyse : c’est, dans l’esprit de cet autre, sa propre volonté de comprendre – la mesure de sa soif réelle de vérité, l’impétuosité de sa propre analyse de soi. On ne peut rien décider de ce qu’attend ou non quelqu’un de son propre pouvoir de décider ! Dans quelle mesure quelqu’un fait de l’intuition son propre scribe, nul n’en notera jamais rien.
Puis, d’un coup, à l’annonce (par le régisseur) de la mort du Roi, « l’analyste » (notre scribe qui divisait le passé en souvenirs et la gloire en chapitres) va-t-il se retrouver « au chômage » (p.83) ? Trois fois non !
Non parce que reste au greffier du Créateur (à la mort de celui-ci) à le devenir de sa Création. Non parce que sa « boîte à outils » continue à bruire sur la scène intérieure, dans le « théâtre en miniature » de son âme au travail. Non enfin parce que le roi mort… revient, et que la revenance aussi (et surtout ?) a ses tâcherons.
Certes,
« L’analyste en conserve un chagrin
d’autant que le roi part, qu’il le quitte
cette fois pour de bon
Il n’a plus qu’à rester sur le banc
devant sa page blanche
et se mettre à écrire » (p.86),
mais notre superbe tâcheronne, elle aussi, elle surtout, elle d’abord – on le devine –, mourra en scène ! Pour l’instant, c’est le théâtre de nos vies que la malicieuse Marie Etienne fait saisir, nous posant la question sans précaution et sans pareille : quel scribe (non-hystérique, non-complaisant…) en es-tu ?
Marc Wetzel
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