La Mère Michel a lu-VIII Hiver 2021 (I) (par Michel Host)
« La Mère Michel a lu un livre ! Au lieu de faire son ménage ? Eh bien, c’est pour ça qu’elle l’a perdu son chat ! »
Denis Diderot, Billet à Sophie Volland (Collection Privée)
I- L’Atelier Vincent Rougier
L’Atelier Vincent Rougier existe depuis trente ans (1991). Il est établi à Soligny-la-Trappe, dans l’Orne. Ce nom nous vient du Haut Moyen-Âge (Soline Lum, attesté dès 1091) et de son abbaye cistercienne, monastère des moines Trappistes.
Il s’y publie deux collections de recueils de poésie : Ficelle, et Plis Urgents.
Vincent Rougier est le maître du lieu. Peintre-graveur, il s’est lassé de ses travaux parce que trop solitaires (sans les abandonner pour autant), y ajoutant la lecture attentive et l’illustration de beaucoup des recueils qu’il choisit (pour plus d’information, voir sur La Cause littéraire : Rédacteur, Michel Host, in La Mère Michel a lu, VII/Automne 2020).
II-Poésie
« Une expulsion, une explosion, une graine, une musique », Jacques Canut
« Le poème n’est jamais le même. Il se dérobe. Il apporte autre chose. En ce sens on n’épuise pas le poème », Jean-Louis Clarac
« Le mot représente pour moi la force langagière d’accéder au sens. Il est à la fois silence dans le sens d’innommable et aussi infini parce qu’il est toujours en action, dans le faire comme le perpétuel roulement des vagues », Sylvie Le Scouarnec
(Citations extraites de la Revue Saraswati, n°10, Décembre 2009, éditée par Silvaine Arabo, aux ex-éditions de l’Atlantique ; aujourd’hui éditions Alcyone)
III- Les Recueils
1/ Christian Cavaillé, Salves de saluts (éd. revue-ficelle)
2/ Felip Costaglioli, Le Revenant (éd. revue-ficelle)
1/ Christian Cavaillé est né en 1943, et il laisse aux points de suspension le soin de décider de la suite. Ses parents sont vignerons – il fut donc à la patiente école de la terre et des vendanges. Outre cela, longtemps professeur de philosophie, il a une prédilection pour la poésie, mais n’en a pas moins publié des fables, des articles en revues. Il partage sa vie entre le Tarn et Paris.
Ses derniers ouvrages poétiques : Nous arrive (Revue Ficelle, n°132, Rougier, V. éd.) ; Trois ou quatre choses avérées (Ed. de l’Hôte nomade, 1996) ; La sauterelle et le lézard (Ed. Pippa) ; Montaigne et l’expérience, Les jeux de langage chez Wittgenstein (Ed. Demopolis).
Son recueil, Salves de Saluts, surprend d’emblée par son allure tout en brisements et ruptures. Le lecteur est certes salué d’un « adieu pour bonjour / [qui] se dit se doit / en pays d’oc et / pour merci de venir / là de rien ». Je me souviens, enfant, venu des terres de langue d’oïl, en avoir été surpris, puis enchanté, avant de comprendre qu’au sud, la langue possède d’autres pouvoirs d’invention, parfois renversants. Effets de distance et de proximité éprouvés selon de mystérieux canons. En somme, un charme que doit saisir celui qui vient d’ailleurs, ce charme « des mots retenus / qui affleure / sans poignée de mains / d’un geste à peine / vers l’arrière… ».
Poésie disruptive, avec éclats brutaux, je veux dire éclats d’obus, poète et lecteur sont dans la tranchée d’une bataille de mots… Viennent des repos, presque des silences où s’installe un sens qui rassure, comme une trace lointaine :
« nous vivons vibrons
Ne violonons
Nous virons poètes
villons et de bord
au vent qui fraîchit
… puis tout se mêle et fusionne :
l’étrave coupe
dans le vague
remugle pailleté ou
lame d’ahan
sur le fil du bois
fine sur les nœuds et
les copeaux bouclés
blonds… »
Nous sommes conviés à ces senteurs de travaux rarement imaginés à l’ère des supermarchés et des commandes en ligne, conviés à la beauté blonde des copeaux, à l’atelier du poète, aux éclats de bois à la suite des éclats d’obus. Nous émeuvent un « vous salue marie / madeleine d’enfance / marie-rose bleus / les plis de la robe / à la grâce dansante ». Un reflet du temps, l’écho d’une prière…
Les vers, bien que brefs, peu à peu se déprennent du ton rafale. Nous marchons dans les lieux vides, dans un passé encore éloquent :
« salut
boiseries grises
feuillures à nu
salut
murs aïeuls
hangars vides
grange aux chats… »,
tout un antan qui s’efface, mais ne veut pas mourir encore, que certains ont eu la chance ou la malchance de connaître durant ses mauvais et beaux jours utiles :
« l’appentis
qui s’effondre
dans le montage
hors de soi dressé
les yeux presque
secs maintenant »
parmi ce ravage, ce lent enlèvement des parts de soi que l’on croyait incessibles, résistent des espaces naturels, sortes de clairières des songes d’enfance où se rencontrent « fourmis volantes… araignées patineuses / sur l’étang, libellules bleues, phasmes, moucherons et piérides, lucioles et vers luisants » : la féerie vivante, l’adhésion à ce qui était alors, à l’être magique d’un monde magicien par la mémoire. Ce sont, je crois, « les moments espacés » du poète, « flaques estrans / laisses accrues / plages nos pages / d’accueils en mots / bienvenus étrangers / ça ira ».
La première approche m’a égaré. Je me suis vu d’abord dans un combat des mots et un refus des accessoires de la syntaxe indispensable au récit, à la prose… Mais à la lecture se lève tout autre chose : un effleurement des instants et des sensations, un contournement de l’obstacle de la nostalgie qui accable, du regret qui embue les yeux fragiles, tout cela saisi dans le recul accommodateur du regard, presque froidement. C’est l’établissement des « carnets de / présence et / d’absence », jusqu’à ce que « le poème dévore / ses propres traces ». Et, vers la fin, dans le décours du poème « à côté de la page », dans l’« hier demain /aujourd’hui… », toute la tension du temps, « un bougé tremblé / de profils perdus » avec l’amicale et frêle vision d’un « rouge-gorge / sur la neige ».
« Ça ira » nous a dit le poète. Mieux qu’une réussite, un enchantement discret, un aveu qui ne tremble pas, bien qu’il semble vouloir brouiller ses propres pistes.
2/ Felip Costaglioli est né en 1964, dans le Gard, et il vit depuis près de 30 ans aux États-Unis, dans le Minnesota. Il enseigne le cinéma, tout en menant des recherches sur le même sujet et sur la poésie contemporaine. Il traduit aussi des poètes catalans, américains et français. Il poursuit encore son travail de poète dans les trois langues. Enfin, il collabore avec de nombreux artistes, peintres, musiciens, à travers divers spectacles et performances poétiques. De sa bibliographie bien fournie, signalons les plus récentes publications : En vida / En vie (2018), Roman (2019) aux Editions de La Margeride, Requiem de poche et Éloge du bleu, in Ligature N°5, (2015), Lorca-Dali, une correspondance amoureuse en poèmes, in Ligature N°7 (2019).
Son recueil, Le Revenant (août 2019), est illustré de gravures de Vincent Rougier, ponctuation de membres et de troncs comme suppliciés, quelque chose de sauvage, voire de cruel et d’antique. Il est fort bien préfacé par Sabine Péglion, laquelle ouvre son propos par cette citation du poète, extraite du poème À la Cassandre, du recueil Ce qu’on vaut de poussière :
« Je ramasse et chante le rien
par petits bouts
Je ne sais plus être
Moi »
Allons-nous pénétrer les espaces désertiques de l’inutile des choses et de l’être, suivre les sentiers où l’on s’égarera jusqu’à perdre notre identité intérieure ? Sabine Péglion nous indique les articulations successives du recueil, sa « structure » : Crâne, L’autre ou la fabrication, Par la racine. Elle nous parle d’énigme, celle du « revenant » en premier lieu. Puis d’un chemin de mots propre à conjurer les maux. Dans le rythme sonore du poème s’élève la quête ontologique de soi-même… D’un retour à soi et à la connaissance de soi, puis à celle de l’autre chez qui se découvrent « L’écorce et le noyau » (l’extérieur/l’intérieur), et enfin, par-delà la reconnaissance de l’amour, une « évocation du paradoxe du travail d’écriture » qui « plonge au fond de soi non pour s’y enfermer mais pour aller vers les autres, l’arbre puissant dans la terre obscure pour mieux trouver le ciel ». Une belle et éclairante préface !
Voyons ? Écoutons ? Éprouvons ?
Dans Crâne, recueillons ce Comment se savoir ?, qui ouvre le chemin. Est-ce une autre version du « Connais-toi toi-même ». « Se savoir » paraît bien d’un autre sens que « se connaître ». Selon une lecture toute personnelle, j’imagine que le « savoir » va plus loin, plus profondément, jusque dans le secret intime. Le « connaître » dépend aussi du regard d’autrui, auquel il arrive que l’on se conforme. Il est au moins dirigé autant vers « le monde » et ses vanités (au sens du XVIIe siècle) que vers soi.
Retenons ce « sceau noueux des mots » suggérant l’atelier et l’indispensable outil de recherche et de création, le forage qui permet de s’atteindre soi-même. La « mue du dedans » conduit certainement à un territoire inédit, inouï, qui laissera paraître les « formes » de ce savoir, peut-être caché dans une barque ou un souvenir « de l’aile » : l’idée d’aller, de courir sur la mer, de flotter dans l’air ? Dans les premiers instants du poème, Felip Costaglioli, si du moins il nous parle de son être profond, imaginait une « boîte » et « l’aile cérébrale ». La première est à ouvrir, la seconde à mettre en mouvement. Les mots ne disent pas tout à la pensée, ils s’habillent de métaphores, d’images… Ils exigent des traductions successives. Il s’agit d’« Être boîte et l’arbre enfin / [d’] ouvrir les beaux mots ».
« L’autre ou la fabrication », deuxième échelon du recueil, nous parle de « goûter (à peine) à la matière de l’esprit / puis traire du vertige / la fougue / du sumo. / C’est toujours / toujours un peu comme danser ». Il serait sans doute impossible d’échapper (« toujours, toujours ») à ce fox-trot exténuant : difficile aussi de ne pas penser à la folie d’une danse de Saint-Guy. Ou à tout autre chose, bien entendu, comme de prendre connaissance de notre « ombre » éphémère, bonne « à pendre » ou à « peindre » durant qu’on la possède face au « temps caillé », à « la fissure du mur ». Le chemin semble de plus en plus étroit et malaisé. « L’autre » paraît, bien qu’il soit « en fuite ». Cette fuite figure « l’espace » et divers abris. Son « ombre » toujours là, « petite, petite »… Que signifie cette fuite comme « un saut en haut de page » ? Peut-être n’est d’existence, donc de possibilité de « se savoir » que dans l’autre, la foi en l’autre, sa caresse :
« … on sait
le brûlant relief de la caresse.
L’autre
C’est là ! »
Les gravures tourmentées de Vincent Rougier ponctuent avec à-propos le discours, la marche, l’angoisse secrète de poète. Une décapitation, puis une cuisse tranchée débordant son cadre : risques et dangers sont-ils encore à côtoyer ? Non, très probablement. On pense néanmoins à des massacres lors d’antiques batailles, et, pour ma part, à ces galeries de décapités que les tribus gauloises laissaient de leurs ennemis vaincus, corps suppliciés et pendus à des pieux, en plein vent, au milieu des plaines. Le poème, l’œuvre se comprennent parfois à l’aide d’hypothèses, mais point trop n’en faut. Ils se prennent mieux à l’aide de « visions », il me semble, fussent-elles de cauchemars.
Nous entrons dans la phase conclusive, juchés sur l’échelon ultime, les trois brefs poèmes de « Par la racine ». Il y est d’abord question de « l’hostie du jour » – d’une communion, par conséquent − avec ce jour nouveau qui se pose sur le monde, dans une union figurée par un anneau « fendu trouvé » dans l’argile. Retrouvailles ? Réinvestissement d’un soi qui fut un temps vidé de lui-même, de son milieu, de ses sentiments ? De son regard peut-être. Au terme de processus, dans une certaine « pudeur » nous pouvons « revenir au plus près de nous-mêmes », un nous applicable à chacun ? Ou à une collectivité humaine ?
« L’autre » est bien présent, admis et reconnu.
C’était là « une époque fabuleuse », comme consignée dans un ancien cahier d’enfance. L’imparfait de l’indicatif nous dit non seulement l’espace de temps qui nous en séparait, mais qu’il n’est pas impossible d’y faire retour, à condition que l’on veuille bien entrer dans ce qui est encore « histoire, histoire de promesses faites par l’invisible ».
L’invisible ? La frontière que nous ne pouvons franchir. Le secret du sens. Inatteignable par nature. Une image approximative pour tenter de comprendre : le big-bang, oui. Mais pourquoi le big-bang ?
Seule solution : revenir à l’anneau d’argile, encore une fois se le passer au doigt, « y croire », revenir au pacte de la terre. Là où nous sommes, où l’on nous a mis, quitte à y rester sans trop en comprendre les raisons.
Les corps martyrisés, gravés par Vincent Rougier, à la toute fin du recueil, se présentent dans un sens, puis dans le sens inverse. J’y entends que rien n’a qu’une seule voie d’accès, que l’on peut et doit emprunter des voies effluentes ou inverses.
Parvenus à un à-pic, l’entier paysage nous est visible. Là sont les autres et l’autre, là sont les minces certitudes. On les rejoindra, car le « se savoir » se trouve là aussi, sans aucun doute. À l’évidence, ces translations exigent des « moments espacés ».
Michel Host
- Vu: 1721