Hommage à Philip Roth (5) : Le rabaissement
Le rabaissement (The humbling), trad. de l'anglais (USA) par Marie-Claire Pasquier, décembre 2011, 122 p. 13,90 €
Ecrivain(s): Philip Roth Edition: Folio (Gallimard)
Un livre de Philip Roth n’est jamais un livre parmi ses autres livres. C’est un polygone de plus dans la toile tissée par le maître, une pièce de plus placée dans le puzzle – l’unique puzzle – bâti, pièce après pièce, depuis des décennies. Avec, comme tous les grands obsessionnels que sont toujours les grands écrivains, des thèmes récurrents, des « idées fixes » : ici, dans « le rabaissement », celui probablement qui domine l’œuvre de Roth, la boucle fatale du corps. Autour de l’Arc d’Héraclite : « l’Arc porte le nom de vie, mais son œuvre c’est la mort ».
Aussi « ne pas aimer » un livre de Roth, ou trouver – ça s’est lu à propos de « le rabaissement » - que « c’est un livre moins fort que les autres », c’est simplement passer à côté du projet, de la vie, de la passion littéraire de Roth. C’est aussi et surtout passer à côté de l’unicité d’une entreprise esthétique. Dans un tableau de maître, on ne trouve pas que le coin en bas à gauche est plus faible que le reste : le tableau est un discours indissociable, indivisible. Il en est de même de l’œuvre de Philip Roth : chaque élément constitue le sens esthétique de l’œuvre entière. Chaque élément est synecdoque.
« Le rabaissement » est un chef-d’œuvre. Pas seulement comme élément du tout mais aussi en tant que tel. Il condense l’œuvre de Roth : l’odyssée du corps d’un homme, depuis la source de la sensation infantile jusqu’à l’aboutissement du dépérissement et de la dégradation sénile, en passant, bien sûr, par l’explosion sensuelle et la course érotique. L’inéluctable marche du temps, scandée par la biologie, l’anatomie, la santé d’un corps dans sa trajectoire improbable entre les plaisirs de la chair et les douleurs morbides du vieillissement. La langue française, curieusement, entretient mieux cette ambiguïté constitutive du corps. On a un mot, un seul, « corps », pour parler de la jouissance (les jouissances, sexuelle, gustative, sensitive…) et pour dire la mort, le rite funéraire, la putréfaction. Les anglophones cassent ce lien. Ils colmatent la fissure de la vie à la mort en faisant deux mots : body (le corps vivant), corpse (le corps mort). Roth est obsédé par le lieu de cette béance. Son œuvre va du body (Portnoy !) au corpse (un homme, exit le fantôme, le rabaissement), inéluctablement. Comme une longue tragédie déclinée depuis bientôt quarante ans.
« Le rabaissement » (« The humbling » en titre original, qui aurait pu être traduit par « l’humiliation ») est construit comme l’œuvre entière. Un homme, un acteur de théâtre, immense et célèbre, voit venir la décadence. Philip Roth abandonne pour cette fois son double, Nathan Zuckerman, mais en fait il le retrouve comme un double du double en Simon Axler ! C’est un acteur « physique », un colosse, grand séducteur, à la voix de basse tonitruante. Il vient de passer les soixante ans et perd, tout à coup, toute confiance en lui. Il a mal au dos, se voit vieillir, sa vie personnelle est une ruine, pas de femme, pas d’enfants, il refuse de remonter sur scène, il pense au suicide.
« Tous les matins, quand il se réveillait face à ce vide, il se disait qu’il ne pouvait pas affronter une journée de plus, dépouillé de ses capacités, seul, sans travail, et en proie à une douleur permanente. Une fois de plus, le suicide était son point de mire ; dépossédé de tout, il ne voyait pas d’autre issue. »
Après une tentative thérapeutique peu concluante, arrive l’événement. Une femme. Pegeen est lesbienne mais elle se jette à son cou, le « réveille ». Elle a 25 ans de moins que lui, elle le veut, lui apporte, comme un cadeau, la lumière qui s’était éteinte. Il n’hésite guère, on ne refuse pas la vie quand on ne voyait plus que la mort.
« Il l’invita à rester dîner (…) Elle était une présence, vibrante, équilibrée, débordant de santé et d’énergie. Très vite, il perdit le sentiment qu’il était seul sur terre, dépouillé de son talent ? Il était heureux : sentiment inattendu. D’habitude, c’était à l’heure du dîner qu’il était le plus déprimé. »
Les plaisirs vont alors déferler, comme un fleuve de jouvence. Gastronomie, élégance vestimentaire, délires sexuels et, pourquoi pas, retour à la scène ? Axler va même jusqu’à voir naître en lui ce qu’il n’avait jamais vécu : le désir (mieux encore le projet réel) de paternité !
Et puis … « l’Arc porte le nom de vie, mais son œuvre c’est la mort ».
Avec une écriture d’une pureté éblouissante (la traduction est digne de l’original, il faut en saluer la qualité !), d’une précision chirurgicale qui accroît encore l’oppression et le sentiment de fatalité, Philip Roth nous emmène au bout du chemin.
On reste éperdu, terrifié, mais sûr d’avoir connu un grand moment de littérature. Philip Roth à l’œuvre …
Léon-Marc Levy
- Vu : 10273