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Bumboat, Pierre Vinclair (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 17.01.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie, Le Castor Astral

Bumboat, Pierre Vinclair, Le Castor Astral, septembre 2022, 88 pages, 12 €

Bumboat, Pierre Vinclair (par Marc Wetzel)

 

Il y a peu d’années, l’auteur, qui habitait alors Shanghai avec sa  femme Clémence, annonçait à son ami Ivan – le fameux poète Ivar Ch’Vavar – son probable départ pour Singapour (où le présent livre fut écrit et se tient) en un sonnet drôle et parfait – figurant dans le recueil « Sans adresse » (Lurlure, 2018) :

 

« Ivan, ne prends pas tout de suite un billet pour

Shanghai : il se pourrait que nous quittions la Chine

au début de l’été. Une grosse semaine –

quinze jours : nous saurons dans un délai très court.

Je dis, je tais, j’avance en faisant un détour,

révélant quand… mais la destination ? Devine !

Mes rimes te l’ont suggérée : on se destine

à habiter quelques années à Singapour.

Clémence, rien qu’à faire un plan sur la comète,

exulte. Et moi ? Je fais l’indifférent. Honnête-

ment, mon indifférence habille un grand fouillis :

la langueur à la joie s’affronte et se combine –

ébullition faisant le même gazouillis

qu’une flûte à champagne où tremble une aspirine » (p.43).

 

On le voit, ce poète joueur et virtuose est ce qu’on appelle techniquement un anti-réaliste : malgré sa familiarité concrète, il n’attend pas du tout d’un poème qu’il puisse révéler (ni d’ailleurs supprimer !) la réalité, mais plutôt qu’il soit lui-même, en un bond salutaire – par sa cohérence, sa force propre, son allègre sillage – toute la réalité :

 

« … j’écoute une émission

sur Les Lettres à Lucilius. Malgré Sénèque,

la méditation est vaine face aux peines

vraies. Mais ce qui console, et nous fait relever

la tête du chaos, c’est le corset des mots,

la joie puissante du poème où tout se tient » (Sans adresse, p.41)

 

C’est donc, non pas du tout la rencontre d’une réalité merveilleuse (pas plus d’ailleurs que d’une infernale) que son art poétique entend viser, mais la merveille d’une impérieuse rencontre des mots avec eux-mêmes. Et, si l’on n’avait pas bien compris encore, voilà ses trois façons de le dire, une à tous :

 

« … Mais la littérature,

les filles, n’est pas sainte : un écrivain bidouille –

il n’y a pas de vérité à révéler » (id., p.37).

 

et deux autres à son ami Laurent Albarracin, poète ouvertement « réaliste », lui :

 

« … Le poème, comme un aviron,

ne pêche rien, il surfe… » (p.85)

 

« J’accorde ainsi la joie prise au jeu que tu loues –

mais pas la force ontologique dont tu doues

le poème : l’être n’est pas de son ressort.

Nous sommes des souris s’excitant dans des roues

de mots ; nous y courons, soufflons – gonflant les joues

comme Aquilon. Et puis la roue s’arrête : on sort » (id.,p.79).

 

Cette franche lucidité du poète (joyeux et décoiffant manieur de mots, mais déclinant rudement tout rôle-titre de prophète, savant ou métaphysicien) résistera-t-elle ici, au moment de chanter l’hybride et mutante Singapour ?

D’abord, en couverture de ce petit livre, on trouve un célèbre pastel (La Barque Mystique) d’Odilon Redon : la fameuse voile d’or (d’une intensité, c’est vrai, sans pareille) et la quille bleue de l’embarcation, sur une mer vert-émeraude où l’écume se forme, passage de barque ou non (vent et mer se connaissent, ils n’ont pas besoin de nos présentations). Une femme, elle aussi en bleu, se tient à gauche, avec un léger recul, semblant déployer elle-même la vie du vent qui tend, devant, le jaune prodigieux du carré de lumière. Derrière elle, un enfant (ou un très jeune amant ?), qu’elle laisse regarder comme à travers sa robe l’espace admirablement ténu, sa palpitante légèreté, l’autorité indéterminée de son élément. On sait que Redon faillit (en 1840) naître en mer, lors du retour américain de ses parents vers Bordeaux. Et qu’il perdit plus tard, précocement, son premier garçon. L’art nous mène à bon port, mais – disait Redon lui-même – « on ne fait pas l’art qu’on veut » ; celui-ci nous mène donc, exclusivement, à son port. Et à condition de nous faire explorer notre rapport au monde (non le monde, de toute façon immense et indicible), et (chez Vinclair comme Redon) cette intériorité sans règles autres que celles qu’elle se découvre. À Singapour, qu’arpente exclusivement ce livre, ce n’est pas le port réel (pourtant le plus important du monde après Rotterdam) qu’on visite, ni même la rivière longue de quelques kilomètres, celle qui a fait la ville (et qu’un barrage sépare désormais de la mer, comme pour bétonner sa fluidité et maisondepoupéiser sa navigation, en désormais touristiques bumboats) qu’on descend, mais c’est un poème – qui est à lui tout seul port, rivière, cortège de hublots, partition de fantômes et sondage de l’ultra-branchée logistique d’une Cité-Etat auprès de laquelle Monaco, le Vatican et Andorre semblent simples nurseries tempérées et tirelires paléolithiques – qu’on dévale, ébahis.

 

« CLÉMENCE (sur le balcon ; les filles sont couchées)

la Rivière Singapore c’est

fille de trop de chirurgie

elle a encore les os, mais à force d’a

voir le visage remodelé, il n’exprime plus

on ne peut même pas mettre de C.O.D.

le long de la rivière sinon le vague

souvenir de ce qu’elle

fut un jour » (p.30)

 

Première surprise : le contexte de rédaction, la direction de lecture, et même le sens à ne pas attendre de l’œuvre nous sont indiqués, comme négligemment, dans diverses notes de bout de recueil, rédigées par une Claire Tching, ironiquement professorale, qu’on veut bien croire réelle. On apprend donc, à mesure qu’on lit, que Vinclair, écrivain résident, rédige juin 2018 la chose en résidence d’écriture ; qu’étant sur place (et comme, « bientôt, on n’aura plus que la poésie pour voyager ») il descendra la rivière de trois kms qui s’offre à ses pas, plutôt que le Mékong, et plutôt que faire venir le correspondant logisticien (Laurent de Sutter) qui souhaitait saisir la vie surmenée de ses quais ; que le placement du texte en deux colonnes ondoyantes fait dialoguer des fantômes (peu précis) et l’auteur (peu loquace) – et qu’au milieu de la page coule donc… la rivière même qu’on suit. Et qu’enfin mieux vaut, comme on l’apprend d’une berge, un texte lisible sur sa longueur et illisible à chaque méandre que l’inverse (p.77), mieux vaut construire sa « maison de mots » pour quelques clampins choisis la jugeant habitable, que pour un lecteur universel à l’introuvable objectivité, mieux vaut enfin ne pas confondre – comme l’auteur, pris sur le fait note 24 – amarrage (du bateau) et arrimage (de sa cargaison), de peur que le « Rubik’s cube » de ses « conteneurs » (p.64) ne termine aux abysses.

 

« … les navires

flottant sur les reflets de l’eau

violets dans la lumière rouge

et dont l’ombre se négocie

avec la mer immense

ce que je cherche à dire

par le silence

par le silence

et la répétition » (p.57)

 

Deuxième surprise : un des lieux les plus spectaculaires (au moins architecturalement, ethniquement, financièrement, universitairement et sécuritairement) du monde ne suscite ici aucune empathie. Le coffre-fort de l’Asie, pourtant bien arboré (et pas seulement en géantes grues végétalisées) et aéré (la brume venue d’Indonésie n’y maltraite pas longtemps le fumet des nouilles aux crevettes ou du riz au poulet) est arpenté sans cris d’admiration (« et à part ça ?/ un couple de Chinois/ faisant du chachacha/ en mimant l’otarie ?/ faisant du tai-chi en tournant/ autour d’un arbre pas sacré/ et deux fois deux coureurs à pieds/ c’est tout ce qu’on voit/ au niveau du resto ‘Limoncello’/ en face d’une brasserie australienne/ on glisse sur l’eau triste/ on croise quand même un bumboat/ pas en noyer mais bien pensif/ comme une coque/ contenant un cerveau/ à l’arrêt… » (p.25). Simplement, l’auteur (p.39) entend admirablement tout ce qui bouge (les esclaves – qui « ne parlent jamais dans les films » – ; les coolies – « courant dans Chinatown de marchand à marchand » – ; les réparateurs qui aiment les bateaux, et – « parlent dans ton rêve le seul langage que tu comprends, celui des réparateurs de vélo » – ; les marchands de tout, y compris « d’étain des mines de la Malaisie qui se déverse sur Singapour comme au fond d’une chaussette depuis qu’entier le monde veut acheter de quoi manger dans des boîtes de conserve » ; les prostituées, qui « crient dans les étages des shophouses, quinze hommes pour une femme, avec ou sans plaisir putain ? sans plaisir » ; oui, tous y deviennent merveilleusement audibles, les « hommes de mafia », « le chœur des sociétés secrètes », « les colons qui tiennent de grands discours (…) qui jouent des bulles de mots depuis que le canal de Suez en s’ouvrant fait passer tous les bavards du monde par Singapour »). Une rumeur versifiée, à deux rives mouvantes, fait sa « publicité chantée » pour une vie que l’on entend bien être la réelle, et ce devra être tout : « Oh, dear !/ s’il y a des significations/ cachées au philosophe/ de les tisser… ». Ainsi, à Boat Quay, une voix se dit ceci :

« comme un herbier de morts sous le soleil

tape la tête

comme si on se la cognait

aux ponts

chaque fois qu’on passe en-dessous » (p.43).

Dernière surprise : Vinclair l’infatigable virtuose est ici sobre et concis. C’est que tout devient si vite autre chose que la vraie prescience n’a que quelques instants d’avance sur ce qu’elle fait deviner (« le futur est déjà présent/ à bord de ces bateaux/ simplement il n’est pas encore/ réparti de manière/ uniforme » (p.59). C’est aussi que l’intelligence véritable, que l’auteur partage en la découvrant, trouve, elle aussi, comme la rivière de Singapour, son barrage à l’embouchure, refuse tourisme d’elle-même, remonte à pas nouveaux son propre cours, par inlassable désillusion, « moi l’accroupi/ je balance des clous dans l’eau/ et m’enthousiasme ensuite/ à l’idée d’un trésor/ heureux d’avoir peut-être/ laissé solide trace/ dans ce qui coule/ et écoutant le cliquetis infime/ c’est le ressac/ le monde n’est pas fait pour aboutir… » (p.66-67). Un grand texte non plus.

Et de toute façon :

« La beauté seule excuse les fausses leçons

que le poète, ému par ses propres chansons,

se croit le droit de nous donner. Car notre oreille

ne cherche pas la vérité mais la merveille.

Et trouve chez de Staël une formule ad hoc :

“On ne peint pas ce que l’on voit, on peint le choc” » (Sans adresse, p.89).

 

Marc Wetzel

 

Pierre Vinclair, né en 1982, agrégé de philosophie, est l’auteur d’essais et de livres de poésie, dont La Sauvagerie (José Corti) et L’Éducation géographique (Flammarion). Il est l’un des animateurs de la Revue Catastrophes. Il est aussi l’un des plus féconds et des plus intéressants écrivains de sa génération. Ce recueil, Bumboat, a d’abord été publié en feuilleton sur le site de Poezibao.

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.