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Ainsi parlait Jules Renard, Dits et maximes de vie, Yves Leclair (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 09.10.24 dans La Une CED, Les Livres, Chroniques Ecritures Dossiers, Arfuyen

Ainsi parlait Jules Renard, Dits et maximes de vie, Yves Leclair, éditions Arfuyen, juin 2024, 192 pages, 14 €

Ainsi parlait Jules Renard, Dits et maximes de vie, Yves Leclair (par Marc Wetzel)

 

« Le monsieur qui nous dit : “Et moi aussi, j’ai passé par là !”. Imbécile ! Il fallait y rester : alors, tu m’intéresserais” » (fragment 49).

Un florilège (le principe de cette collection) de Jules Renard ne pouvait promettre qu’un feu d’artifice, et le voilà. Yves Leclair y a excellemment travaillé. Mais dès sa présentation (Une hygiène de l’esprit), le maître d’œuvre de ce livre nous annonce, au-delà de la jubilation attendue (par la caustique fantaisie et l’humour imparable du maître), un auteur profond (qui aura constamment, malgré sa paresse officielle, appris de son propre travail) et scrupuleux (qui s’interdit peu à peu la méchanceté et le cynisme qu’il se savait trop expertement déployer, et manifeste une « finesse spirituelle » assumant la responsabilité de tout ce qu’elle découvre, et incitant son lecteur à la relayer). C’est, comme dit Leclair, ce « plus japonais des naturalistes », oui, le plus délicat et vaporeux des réalistes qu’on rencontre ici.

C’est que, écrit notre préfacier, « une aussi lumineuse légèreté d’esprit ne peut remonter que de l’éteignoir de l’abîme » (voilà pour la source tragique d’un homme, dont, tout de même, le père se tue au fusil, et la mère en se jetant dans un puits), ajoutant (et voilà pour l’admirable serment d’en faire toujours aussi sourire !) : « La seule intelligence ne suffit pas à laver le linge sale. Sans l’humour, l’ogre nihiliste ne peut gober, sans la vomir, l’histoire racontée par un fou que peut paraître cette vie ».

On sait que Jules Renard est un peu la quintessence de « l’esprit français » (mobile, astucieux et virtuose), mais le propre de cet auteur est d’avoir en quelque sorte remonté (laborieusement, mais sûrement) la pente même (superficielle, querelleuse et sournoise) de ce même esprit. Elie Faure caractérisait l’âme française par deux traits essentiels : la vanité, et la peur du ridicule. Renard est alors celui qui répare l’esprit français à même ses traits. Assumant ainsi la vanité de la vanité même (vivre selon ce qu’on croit devoir montrer de sa présence), et le ridicule de la peur du ridicule (la hantise d’être pris en défaut comprenant sa propre défectuosité). Par exemple, la méprisante nonchalance d’un lecteur français doit se tester et se combattre en se frottant à la difficulté même, parfois, de la laisser s’exercer (« Afin de juger sainement d’un livre, essayez de vous faire les ongles en le lisant. Si vous n’y parvenez pas, le livre est bon, et si vous vous êtes un peu coupé, il est excellent », fr.23).

Pour juger de la « philosophie » de Jules Renard, on pourrait poser directement à ce petit livre les quatre questions kantiennes qui résument son effort, et l’on aurait ceci. À « Que puis-je savoir ? », la démarche de vérité de l’auteur répondrait trois modestes (mais précises) choses : pas de vérité certaine, mais à nous de rendre la fausseté assez transparente pour « voir au travers » d’elle (272) ; d’ailleurs, l’art y excelle (281), en rendant l’irréalité assez intelligente pour instruire du monde. Et cela suffit, car (308) les « indiscrets » – hâbleurs et pressés – qui prétendent, eux, faire surgir la vérité directement de son puits « répandent l’eau partout » ! À la question « Que dois-je faire ? », la réponse est (fr.42) : comme tout le monde devrait faire (et fait assez volontiers dès qu’il est assez humble et lucide pour se savoir n’importe qui !). Renard est convaincu que « la bonté ne mène jamais à la bêtise » (fr.299), mais reconnaît que le chemin de la bêtise à la bonté est, lui, plus laborieux ou moins fréquenté (d’ailleurs, avoue-t-il, l’intelligence a du mal à résister seule au mal qu’elle saurait faire. Et la sensibilité morale, c’est-à-dire l’exigence vécue que « Il n’y a pas de paradis, mais il faut tâcher de mériter qu’il y en ait un » (fr.108) est ressource rare). Ce serait pourtant simple (« Si l’argent ne fait pas le bonheur, rendez-le ! », fr.372), mais la maxime cachée de chacun est plutôt : « Soyez tranquille ! Je n’oublierai jamais le service que je vous ai rendu » (fr.26)… À la troisième question de Kant (« Que m’est-il permis d’espérer ? »), l’auteur n’escompte pas pouvoir recoller les « morceaux de paradis brisé » qu’est la terre. Mais il fait autre chose qu’espérer, voilà tout : « Ça m’est égal, de manquer ma vie. Je ne vise pas. Je tire en l’air, du côté des nuages » (fr.336). Car les hommes restent, les uns pour (ou plutôt contre !) les autres, des virtuoses de la neutralisation du meilleur. Il le formule rudement (fr.283) : « Le meilleur atout de la bêtise méchante des uns, c’est encore l’intelligence généreuse des autres ». Quant à l’ultime et synthétique interrogation « Qu’est-ce que l’homme ? », Jules Renard fait, comme La Fontaine, et contre La Bruyère (qu’il admire pourtant sans réserve) le détour obligé par l’animal. Sa boutade (« Je sais enfin ce qui distingue l’homme de la bête : ce sont les ennuis d’argent », fr.347) dit sobrement que l’homme est l’animal malade des marchandages et tours de passe-passe que l’institution de sa liberté nécessairement requiert et engendre. La solution qu’est l’esprit est l’indépassabilité du problème. C’est merveilleusement dit (fr.92) : « À chaque instant la vie passe à côté de son sujet. Il faut refaire tout ce qu’elle fait, récrire tout ce qu’elle crée ». Et l’intelligence consciente est cette singulière décision (à la fois ruineuse et sublime) que prend la vie de ne plus passer à côté d’elle-même… avec la conséquence d’une réflexivité de diversion. « Que cette vie me paraîtrait belle si, au lieu de la vivre, je la regardais vivre » (fr.267) ; oui, mais voilà…

La question « qu’est-ce que l’homme ? » a, bien sûr, ses trois délicates annexes. « Qu’est-ce que la femme ? Et la mort ? Et Dieu ? ». De la femme, il dit simplement ici ce qu’aucun homme ne peut se cacher sans mensonge (« Dans l’ombre d’un homme glorieux, il y a toujours une femme qui souffre », fr.375), ni esquiver sans honte « Oui, je crois qu’il est convenable, avant que de faire un enfant à une femme, de lui demander si elle veut », fr.352). De la mort, Renard juge classiquement (fr.174-456) que la conscience exclusive que l’animal humain a d’elle ne lui permet ni de s’en faire vivre, ni de s’en débarrasser sans mourir. Dieu arrive d’ailleurs (par) là : il est l’idée que l’Univers pourrait peut-être saisir ce qu’il fait de lui-même. Là encore, la formule est nette et décisive : « Je ne comprends rien à la vie, mais je ne dis pas qu’il soit impossible que Dieu y comprenne quelque chose » (fr.454), écrit-il trois mois avant sa mort. Dieu, s’il est quelque chose, est : l’Immense en témoin facétieux, mais consterné, de son œuvre. C’est pensé en mariant trois formules. « Dieu immense est au-dessus de nous. Ni le pape, ni ses prêtres n’en peuvent donner une idée » (fr.306) ; « Un malin, Dieu, qui nous a ouvert l’espace sans nous donner des ailes » (fr.150) ; « Théâtre. Quand je pense que Dieu, qui voit tout, est obligé de voir ça ! » (fr.401).

Jules Renard s’agite beaucoup, pour toujours mieux comprendre ce qu’il observe et cerne : il est moins dramaturge que rédacteur parfait, infaillible, du théâtre que chacun se joue. En tout cas, il ne se laisse jamais tranquille : il semble secouer aussitôt celui qui en lui s’assoupit, sermonne sa propre voix dès qu’elle pérore, met dehors celui qui se trouvait bien en lui d’y être. Même si son âme s’avoue « prendre du ventre » (fragment 155), quelque chose chez Renard est une activité quasi-inconsciente inlassablement au fait d’elle-même (« Tout homme a dans le cœur un orgue de Barbarie qui ne veut pas se taire », fr.183). Il crochète au passage le somnambule qu’il sentait devenir ; il se crée des embêtements pour tenter d’être moins bête ; il avance constamment là où il ne savait pas encore. Et pour être en quelque sorte bien forcé de ne pouvoir en rester là, il observe pour dissoudre. Ce qu’il fait connaître est si élégamment brossé et rapidement transfiguré qu’on ne reconnaît plus ce qu’il a fait saisir. Comme un prestidigitateur paradoxal, démultipliant les aspects de présence au lieu de les cacher et soustraire (« Si vous connaissez la vie, donnez-moi son adresse », fr.111), il met les boisseaux successifs en pleine lumière, puis plus vite encore les éteint, et les périme. Cette profusion de propriétés, grossies dans des roulades de fantaisie, (« Le néant ne rend rien. Il faut être un grand poète pour le faire sonner », fr.393) guide en déroutant sans cesse, et donne une irrésistible impression de réalité en montrant un monde se nourrissant de lui-même, assurant par une verve inépuisable son propre renouvellement.

L’auteur n’est pourtant pas dans la diversion. Sa fantaisie singulière est de se prendre pour la profondeur même (muette et implicite) des choses. (« A quoi bon créer la vie à côté de la vie ? », écrit-il). Mieux vaut débusquer ce qui fait vivre les choses, ou marier autrement leurs réalités : devinant, en poète, des affinités pour présenter les uns aux autres êtres ou choses qui n’auraient pas deviné, seuls, leur air de famille. Si les hommes ne lui semblent pas frères (comme fils d’un trop hypothétique Père), les choses sont pour lui sûrement cousines dans l’immense Ménagerie de la présence. Tout confronter à tout, et d’abord les animaux à leur propre sort (ah, ce « serin beau comme un jaune d’œuf » !, fr.215), les uns aux autres (ah, ces « girouettes qui ne peuvent pas se voir en face » !, fr.208), et à notre propre façon d’habiter, troubler et relancer la réalité (ah, son « Je ne déteste pas les gaffes. Elles prouvent la droiture de l’esprit. Elles sont les gages comiques de notre bonne foi » !, fr.218), voilà le moyen (poétique, rigoureux et narratif – comme La Fontaine et Jean-Henri Fabre magiquement unis en une seule plume) de saisir un peu mieux ce que nous faisons « sur cette terre inexplicable » (fr.159). Quelques admirables portraits de vie animale, qui suivent ici en extraits, dessineront on ne peut mieux, par contraste, la vie de l’homme, « cette taupe de l’atmosphère » (fr.154). Et prépareront la sereine consigne de vie (fr.358) – dernier extrait ici – que Jules Renard formule à son fils Fantec, juste devenu à temps médecin pour l’escorter mieux, à 46 ans, hors de la vie.

 

Un homme qui suit un enterrement demande à un autre monsieur :

« Savez-vous qui est mort ?

– Je ne sais pas. Je crois que c’est celui qui est dans la première voiture » (fr.76).

La nature m’émeut, parce que je n’ai pas peur d’avoir l’air bête quand je la regarde (fr.66).

Laver son linge sale en famille en utilisant, pour la lessive, les cendres des aïeux (fr.223).

LE PAON

Il va sûrement se marier aujourd’hui. Ce devait être pour hier. En habit de gala, il était prêt. Il n’attendait que sa fiancée. Elle n’est pas venue. Elle ne peut tarder. Glorieux, il se promène avec une allure de prince indien et porte sur lui les riches présents d’usage. L’amour avive l’éclat de ses couleurs et son aigrette tremble comme une lyre. La fiancée n’arrive pas. Il monte au haut du toit et regarde du côté du soleil. Il jette son cri diabolique : Léon ! Léon ! C’est ainsi qu’il appelle sa fiancée. Il ne voit rien venir et personne ne répond. Les volailles habituées ne lèvent même point la tête. Elles sont lasses de l’admirer. Il redescend dans la cour, si sûr d’être beau qu’il est incapable de rancune. Son mariage sera pour demain. Et, ne sachant que faire du reste de la journée, il se dirige vers le perron. Il gravit les marches, comme des marches de temple, d’un pas officiel. Il relève sa robe à queue toute lourde des yeux qui n’ont pu se détacher d’elle. Il répète encore une fois la cérémonie (fr.116).

L’ÂNE

… Subitement, le lac de silence où les choses baignent et dorment déjà, se rompt, bouleversé. Quelle ménagère tire, à cette heure, par un treuil rouillé et criard, des pleins seaux d’eau de son puits ? C’est l’âne qui remonte et jette toute sa voix dehors et brait, jusqu’à extinction, qu’il s’en fiche, qu’il s’en fiche (fr.118).

Et :

L’âne qui essaie de pleurer, et qui ne peut que braire (fr. 190).

LE PAPILLON. Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleur (fr.128).

LA ROSE : Me trouves-tu belle ?

LE FRELON : Il faudrait voir les dessous.

LA ROSE : Entre.

L’ABEILLE : Du courage ! Tout le monde me dit que je travaille bien. J’espère, à la fin du mois, passer chef de rayon (fr.132).

LE GEAI : Toujours en noir, vilain merle !

LE MERLE : Monsieur le sous-préfet je n’ai que ça à me mettre (fr.134).

Les bêtes me font rougir de mes plaisanteries sur elles (fr.284).

Je connais bien ma paresse. Je pourrais écrire un traité sur elle, si ce n’était un si long travail (fr.288).

Dieu nous jette aux yeux de la poudre d’étoiles. Qu’y a-t-il derrière elles ? Rien (fr.382).

Notre rêve se heurte au mystère comme la guêpe à la vitre. Moins pitoyable que l’homme, Dieu n’ouvre jamais la croisée (fr.384).

Mes livres sont si loin de moi que je suis déjà pour eux une façon de postérité (fr.392).

Le danger (…) n’est pas de n’en pas savoir assez : c’est d’en apprendre trop. De la mesure et du sang-froid, et tu n’auras absolument rien à craindre. Un examen est une partie à jouer ; il ne faut pas s’éreinter avant de la jouer. Ça n’empêche pas l’effort : au contraire, ça le règle, et ça lui fait produire tous ses effets (fr.358, lettre à Fantec).

 

Marc Wetzel



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.