à propos du catalogue d’exposition Le Monde en tête (par Yasmina Mahdi)
Le Monde en tête, Le Seuil, Musée des Confluences, Lyon, juin 2019, 312 pages, 42 €
Couvre-chefs Initiation et fantaisie
Le mécène, collectionneur, Antoine de Galbert, fondateur de la Maison rouge à Paris en 2004, a choisi de léguer en 2017 plus de cinq cents coiffes du monde entier au musée des Confluences de Lyon. Le Monde en tête, ouvrage imposant, de belle confection, constitue le catalogue raisonné de la donation d’Antoine de Galbert, présentée au musée lors d’une exposition qui durera du 6 juin 2019 au 15 mars 2020. Des écrits d’anthropologues et d’ethnologues fournissent des explications documentées accompagnées de photographies très réussies de ces couvre-chefs fantaisistes et énigmatiques. Tout d’abord, n’oublions pas que la coiffe possède une histoire ancienne. La « couverture de tête » (Richelet, 1680) se lisait comme signe indiciel, car personne ne sortait en Europe sans couvre-chefs. Femmes et hommes étaient chapeautés jusque dans les années 60, à la ville et à la campagne. L’on se découvrait devant les instances de pouvoir (religieuses, seigneuriales, patronales), par allégeance, humilité. L’homme soulevait son chapeau pour saluer les femmes. Les femmes en « cheveux » étaient des ouvrières ou des femmes perdues, les individus sans chapeaux, des indigents.
La coiffe folklorique – l’objet de la collection d’Antoine de Galbert, et le sujet de l’exposition – varie selon les époques, les traditions, les peuples, les classes sociales, les modes, les usages. Elle est parure, objet ésotérique et spirituel, de confection artisanale, comme nous le découvrons à travers les articles savants du livre. Les coiffes changent selon les cérémonies et les rituels, affichent le nom d’un clan, d’une ethnie, s’agrémentent avec le costume, les accessoires. La coiffe réfléchit le statut, la richesse ou les privilèges de celles et ceux qui l’arborent – ce que Bernard Formoso nomme « un manifeste identitaire silencieux », par exemple à propos de l’ethnie bai du Yunnan. Des photographies présentent des ornements de tête précieux et rares – du vêtement au bonnet, bandeau, casque, couronne, perruque : la saga d’un peuple –, ce que définit B. Formoso comme un « encodage identitaire personnalisé ». Il est vrai que le crâne est le haut lieu de la pensée vivante, le siège de l’intellection et des émotions, et le recouvrir n’est pas anodin. Ainsi, « qu’il s’agisse de bonnets de devin baule, de la coiffe de danse des devins-guérisseurs pygmées aka ou encore de celles de nombreux chasseurs ouest-africains, le couvre-chef formalise visuellement, sinon contractualise matériellement leur compétence de passeur entre deux mondes » (Julien Bondaz). Les couvre-chefs ont bien un rôle édifiant pour des cultes divinatoires.
Julien Bondaz spécifie que les plumes ornant les cimiers ou les toques africaines se prélevaient sans tuer l’oiseau – ce qui fait une grande différence d’avec le carnage opéré « durant la période coloniale (…) pour alimenter les chapelleries européennes ». Ce qui en dit long sur la notion de civilisation… Le débat sur l’esthétique – la recherche de la beauté, en ce qui concerne « les multiples couvre-chefs en Afrique centrale et en Afrique de l’Est » – reste ouvert, non déterminé uniquement par une charge mythique ou symbolique. La toque d’initiation masculine d’Ouganda (pièce 426) est façonnée par une superbe fourrure conique, et la couronne de plumes noires d’autruche du guerrier maasaï a un rayonnement royal. La décoration et l’élégance rentrent en ligne de compte, ce qui établit « un succès visuel » (Bondaz). Le rapt et le détournement des objets rituels et initiatiques par les Occidentaux à des fins mercantiles ou d’appropriation culturelle sont intelligemment évoqués par l’auteur. Les recherches anthropologiques permettent de dépasser l’appellation injurieuse du « primitivisme » supposé de femmes et d’hommes dits « sauvages », dénomination encore sous-jacente dans l’Occident contemporain, les milieux de la mode ou de la publicité.
Le « métissage » fait partie du monde, de notre univers planétaire, comme le note Christian Coiffier. Les échanges de marchandises, les influences dues aux rencontres entre des voyageurs, des commerçants étrangers et les différents peuples océaniens de la Nouvelle-Guinée « ont engendré (…)des techniques de fabrication de nouvelles coiffures et de parures » (C. Coiffier). Les textes du livre traitent de préparations à base de produits locaux, végétaux, animaliers, et de l’apport d’ingrédients étrangers, dans les toilettes des Papous ou des Kanaks de Nouvelle-Calédonie. Et les peuples océaniens ont transformé « des objets insolites dont la fonction première a été détournée, bien avant Marcel Duchamp, comme une lampe à pétrole que l’on retrouve enveloppée d’intissé tapa, transformée en élément symbolique au sommet d’une coiffe-heaume elema » (C. Coiffier). À ce propos, l’on retrouve dans « les accessoires associés (…) des cheveux humains (…) de la ficelle synthétique (…) des morceaux de plastique » (…) des formes « de turbans des commerçants musulmans » (…) du « papier d’emballage imprimé ; (…) Les coiffures papoues influenceront les créateurs du monde entier », depuis (…) « les plumassiers créateurs de coiffures » (…) jusqu’aux « couvre-chefs saint-cyriens » (Coiffier).
Bertrand Prévost – citant Gottfried Semper (1803-1879), architecte allemand ayant étudié un village maori dans une perspective évolutionniste teintée d’« idéalisme géométrique » –, questionne « l’unité anthropologique de la coiffe », et constate qu’à l’inverse, un détournement de « la morphologie hémisphérique » (Semper) de la coiffe a lieu, notamment sur le cimier qui tend vers les hauteurs, avec d’autres visées que celles de ceindre le front ou d’enserrer le crâne. Par opposition à Emmanuel Lévinas qui appréhende le « visage qui parle », comme « expressif d’autrui, qui exige qu’on lui réponde ou qu’on réponde de lui », Deleuze et Guattari affirment : « si l’on considère les sociétés primitives, peu de choses passent par le visage (…) la polyvocité passe par les corps » (Mille plateaux). Selon la sémiotique de Ch. S. Peirce, « les signes iconiques sont des représentations analogues détachées des objets ou des phénomènes représentés » (d’après André Gardies et Jean Bessalel, 1992). Relevons l’image du bonnet d’enfant du Nord-Est de la Chine (pièce 1397) en soie brodée de scènes à motifs floraux avec ajout de pendentifs de cuivre doré et de galons de pompon – une tradition que l’on retrouve dans le barbichet limousin de dentelle gaufré. Autant de conceptions d’objets de tête diffèrent, de la profusion de la coiffe perak du Ladakh oriental (pièce 1241), où l’ambre, l’argent et les perles précieuses sont incrustés, à la sobriété de la coiffe cérémonielle indonésienne d’homme (pièce 1430), sculpture abstraite de bois gravé.
Dans notre modernité, les extensions, les casquettes bombées ou avec visières portées à l’envers, les bonnets rastafaris, les turbans, bijoux, tatouages, piercings, sigles, etc., renouent avec une ère de tribalisme postmoderne. Autant de signes distinctifs puisés dans la culture populaire mais également au sein des peuples autochtones permettent l’émergence de nouveaux groupes identitaires – une appartenance selon les individus et les sexes –, à travers lesquels se communiquent un langage visuel, corporel, plastique implicite et des reconnaissances, des marques d’insoumission contre l’ordre établi. Ce phénomène est étudié, entre autres, par le sociologue Michel Maffesoli : « Mais ce sont ces valeurs natives qui sont, certainement, à l’origine de ces rébellions de la fantaisie, de ces effervescences multiformes, de cette bigarrure des sens, dont les multiples afoulements contemporains (musicaux, sportifs, religieux) donnent des illustrations éclatantes. On peut caractériser la postmodernité par le retour exacerbé de l’archaïsme. C’est, certainement, ce qui choque le plus la sensibilité progressiste des observateurs sociaux. Au progrès linéaire et assuré, cause et effet d’un évident bien-être social, est en train de succéder une sorte de “regrès” caractérisant le “temps des tribus”. Là encore, il faut trouver le mot opportun décrivant un état de fait n’étant pas, simplement, régressif. On peut parler, à cet égard, de “régrédience”, retour spiralesque de valeurs archaïques conjointes au développement technologique ».
Yasmina Mahdi
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