Voyage à Bayonne, Gaëlle Bantegnie
Voyage à Bayonne, Gallimard/L’Arbalète, 170 pages, 30 août 2012, 15,90 €
Ecrivain(s): Gaëlle Bantegnie Edition: GallimardÉté 1998. L’équipe de France de football, match après match, se dirige vers une victoire historique. Emmanuelle et Boris, jeunes profs mariés depuis deux ans, ne vont s’apercevoir de rien, ni de l’euphorie ambiante qui dure des semaines pourtant, ni même, plus ordinairement, du beau temps qu’il fait. Un peu comme deux êtres sourds et aveugles au stade de France lors de cette fameuse finale.
Certes, il y a eu, juste avant, en avril, à l’occasion d’un voyage scolaire à Paris, la « coucherie » de Boris avec une collègue prof de lettres. Il l’a avoué lui-même d’ailleurs quelques semaines après, n’en pouvant plus d’avoir mauvaise conscience. A la décharge de Boris, il faut le dire, c’est Emmanuelle elle-même qui, avant le mariage, a proposé à son futur époux ce qu’elle a appelé le « principe d’afidélité ».
« Ils étaient convenus alors, en buvant des verres de saké avec des filles nues tout au fond, qu’ils s’autoriseraient à se tromper à l’occasion et que donc ça ne s’appellerait plus tromper ».
« Elle y adhérait parce que cette règle lui semblait aller dans le sens de l’Histoire et qu’elle se persuadait que leur couple concourrait ainsi au progrès universel des mœurs, jugeant qu’il n’y avait rien de plus réactionnaire que la notion d’adultère et rien de plus archaïque que la jalousie afférente ».
Théorie.
Emmanuelle, il convient peut-être de préciser aussi cela, est âgée de vingt-cinq ans et prof de philosophie. Evidemment, sa réaction, en apprenant la « tromperie » parisienne de Boris, est violente. Facteur déclenchant ? Peut-être ; mais le narrateur ou la narratrice, merveilleusement sobre et psychologue, ne s’engage pas à l’affirmer. Bien au contraire. Après deux semaines, Emmanuelle elle-même a honte de s’être ainsi emportée, d’avoir dérouté le pauvre Boris (réussite admirable du personnage) qui est un gars sans complication, presque « basique », mais sacrément résistant finalement et humain sans en avoir l’air.
Donc, cet été 98, parallèlement aux Bleus et à leurs exploits, Emmanuelle accomplit les dernières obligations au lycée avant les vacances en s’absentant peu à peu de tout y compris d’elle-même. Pour ces vacances justement, ils avaient prévu d’aller en Italie – Rome, Pompéi. Emmanuelle n’en a plus envie. Elle préfère entreprendre la lecture « crayon en main » de tout Leibniz « dans l’ordre chronologique ». Sans aucune contrainte. Ils quittent Angers pourtant. Et le roman, à partir de là, se déroule presque sans cesse sur les voies rapides bretonnes et les autoroutes qui mènent au Pays Basque. Bien entendu, avec des intentions aussi peu nettes, ils vont rouler dans leur Clio rouge chaque jour ou presque pendant des centaines de kilomètres pour une destination improvisée, décidée en pleine autoroute, renoncer à l’Italie, envisager d’aller en Espagne, pour finalement s’arrêter à Bayonne, d’où ils repartent en catastrophe… Mieux, au fur et à mesure du « voyage », Emmanuelle voit de plus en plus… d’araignées. « J’ai l’impression d’être suivie par une araignée géante », avoue-t-elle à sa sœur à Quimper. « Elle fermait les yeux mais ça se pressait sous ses paupières. Des pattes, du velu, du mouvant, du noir. Et puis, il y avait l’autre conne de bestiole qu’elle sentait toujours derrière elle, sur la banquette arrière ».
L’ennui, c’est que, des aranéides, Boris, lui, n’en voit aucun, et donc ne comprend rien à ce qui arrive à son épouse ; de sorte que, allongé sur la plage à côté d’Emmanuelle ou attablé face à elle au restaurant, il est chaque fois surpris et même éperdu par les crises de panique et les cris d’Emmanuelle. Il faut du temps pour se permettre certains types de suppositions au sujet d’un conjoint. On commence par penser – c’est quand même préférable – à des caprices, à des humeurs « chiantes » mais sans doute passagères, on s’interroge sur ce qu’on a fait ou pas fait, on chuchote à l’autre qui vous tourne le dos dans le lit une question qui se veut anodine ; on alterne gestes de tendresse et d’exaspération… Fatigué par des heures de conduite sur les autoroutes sans destination précise, Boris finit quand même par se dire tout doucement qu’« emmener sa femme en vacances, c’était pas une sinécure »…
Il y a comme une réussite étrange dans Voyage à Bayonne. Le roman recouvre une puissance discrète, un propos intense et sensible sur l’état des choses et des êtres à l’heure actuelle. Nous présentons Emmanuelle et Boris ; mais le portrait des parents, divorcés ou pas, des amis, des collègues est tout aussi calmement acéré – par exemple celui de Mme Marchais, prof d’allemand, qui part à la retraite. C’est l’été, et de bout en bout, le lecteur lui-même ne s’en aperçoit guère, tant l’écriture de Claire Bantegnie nous captive et, disons-le, nous passionne pour ces êtres et leurs situations tristes. Comme Emmanuelle et Boris, sans cesse en mouvement, le récit, épuré, emmène ; mais où ? Il y a un suspense qui n’est pas fortuit mais voulu et donc réussi. Au propre comme au figuré, où va-t-on ? Le lecteur ne devinera jamais la fin du roman avant d’arriver au dernier paragraphe. (On lui conseillerait même de prendre garde à deux ou trois brefs passages qui induisent en erreur.) Et ce n’est qu’un des plaisirs qu’on prend paradoxalement à lire ce roman serein.
Théo Ananissoh
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