Vous allez en voir de toutes les couleurs ! Deuxième partie : selon l’histoire (par Didier Smal)
Bleu, Histoire d’une couleur (240 pages) ; Noir, Histoire d’une couleur (288 pages) ; Rouge, Histoire d’une couleur (256 pages) ; Vert, Histoire d’une couleur (288 pages), Michel Pastoureau, Seuil/Points, novembre 2020, chaque volume 9,90 €
Dans la première partie de cette chronique, le point de vue philosophique sur la perception des couleurs a été évoqué au travers d’un essai signé Claude Romano, De la couleur. Romano débute cet essai par un aperçu aussi complet qu’idéalement succinct des théories relatives à cette perception. Mais il existe une autre histoire, au moins aussi passionnante, qui n’est pas celle de la perception des couleurs, mais bien celle de leur place évolutive dans notre société, du rapport symbolique en particulier que nous entretenons aux couleurs, aussi bien documentée que très éloignée de toute considération pseudo-ésotérique mêlée à un rien de numérologie.
C’est cette histoire que, à certains égards, Michel Pastoureau ne cesse d’écrire depuis plus de quarante ans, lui qui publia dès le début de sa carrière d’historien des ouvrages relatifs aux sceaux et à l’héraldique – deux domaines qui, si l’on s’y intéresse par le seul biais des formes, perdent quasi tout intérêt ; seule la couleur leur donne un sens véritable.
C’est donc avec une relative logique, après des années d’enseignement, d’échanges et de publications, qu’il a offert un regard historique sur la couleur favorite des Européens, le bleu ; c’était en 2000, l’ouvrage s’intitulait en toute simplicité Bleu, Histoire d’une couleur, et il a rencontré un immense succès, tant public que critique. Depuis a suivi un livre d’entretiens avec Dominique Simonet, Le Petit livre des couleurs (2005), qu’on peut préférer dans sa magnifique édition illustrée, Les Couleurs expliquées en images (2015), puis Bleu a été rejoint par Noir (2008), Vert (2013), Rouge (2016) et Jaune (2019). À l’origine publiés dans des versions illustrées (et il est vrai un rien onéreuses, mais le travail éditorial en justifie le prix), les quatre premiers livres racontant l’histoire d’une couleur spécifique, de Bleu à Rouge, connaissent désormais une réédition en collection de poche, avec une couverture « collector ». L’occasion est belle de dire à quel point on en est bleu – le temps de noircir quelques feuillets, de sentir reverdir nos désirs d’Histoire et de faire rougir quiconque négligerait de les ouvrir.
« Racontant », a-t-il été écrit ci-dessus. Ce verbe est essentiel, car Michel Pastoureau est un conteur : on ne lit pas un ouvrage de Michel Pastoureau, on se laisse entraîner par son style limpide et vigoureux (l’humour est lui-même parfois de la partie, en touches subtiles). Ouvrir l’un de ces quatre livres, c’est tout simplement l’assurance, si on le fait à la nuit tombante, de perdre quelques heures de sommeil – contre un plaisir incommensurable, celui d’en apprendre plus sur qui nous sommes, comment notre rapport aux couleurs, du moins à certaines d’entre elles, a évolué avec le temps depuis le paléolithique jusqu’à l’époque contemporaine, avec un accent particulier mis sur le Moyen Âge et la Renaissance. En fait, c’est bel et bien une histoire culturelle des couleurs que propose Pastoureau, et la culture, c’est ce qui unit une société. Pour cela seul, ses ouvrages, ceux-ci et d’autres (on peut mentionner aussi Les Animaux célèbres ou l’indispensable guide iconographique La Bible et les saints, ce dernier en collaboration avec Gaston Duchet-Suchaux), sont de saines lectures.
Ces lectures sont d’autant plus saines que Pastoureau adopte un strict point de vue d’historien, s’appuyant sur une documentation fiable et corrigeant au besoin certains points de vue biaisés voire erronés. Ainsi de la légende née au XIXe siècle, liée à la lecture d’un Homère qui ne mentionnait ni le bleu ni le vert dans L’Iliade ou L’Odyssée (un comble pour un Grec, issu du peuple maritime par excellence), selon laquelle les Grecs antiques ne voyaient aucune de ces deux couleurs, légende qui a servi certaines idéologies au milieu du siècle suivant. Ne pas mentionner une couleur, ce n’est pas y être aveugle, c’est tout simplement vivre selon des modalités où mentionner cette couleur n’est pas ou peu pertinent. Une culture peut préférer parler de brillance, de luminosité plutôt que de nuances chromatiques – ainsi en va-t-il de ceux qui rédigèrent la Bible en hébreux et en araméen – puis les traducteurs en grec et en latin s’en sont mêlés et ont ajouté des touches colorées de-ci de-là, qui elles-mêmes eurent un impact sur le rapport entretenu à ces couleurs, en particulier le rouge, dans la société européenne. Dans le même ordre d’idée, Pastoureau montre avec clarté à quel point le rapport aux couleurs a pu être lié à des considérations techniques (comment créer un vert stable à partir de plantes tinctoriales, sachant que le bleu et le jaune ne peuvent être mélangés dû à certaines réglementations professionnelles et non à une quelconque cécité médiévale ?), économiques (les lois somptuaires du XVe siècle, les réglementations strictes des guildes de teinturiers, la découverte de la planète et la production de tel ou tel produit teintant par des esclaves, etc.), voire idéologiques (le chromoclasme protestant, avec cette affirmation simple pour qui regarde : oui, il existe, dans la peinture de la Renaissance, une palette protestante et une palette catholique – du côté de la politique, le rouge devenu couleur de la révolte, c’est quasi un accident, puis le noir qui l’a débordé par la gauche tout en étant rejoint par l’extrême-droite, etc.). C’est cela qui est passionnant, c’est cela qu’offre Pastoureau : un regard historique sur le rapport d’une société entière, la société européenne (il se défend, avec intelligence, d’aborder le rapport d’autres sociétés à la couleur, parce qu’il ne pourrait faire usage que de documents de seconde, troisième voire quatrième main), à la couleur, ce qu’elle en dit et surtout ce qu’elle lui fait dire – et ce que la couleur dit de cette société, aussi. Pastoureau souligne ainsi à quel point la couleur a pu servir de cliveur social, que ce soit dans un accès réservé ou proscrit à certains (en raison essentiellement du prix des produits destinés à teindre), ou dans la mise à l’écart de certaines catégories sociales par un marquage chromatique (on pourra lire aussi, du même auteur, L’Étoffe du diable, Une histoire des rayures et tissus rayés).
C’est ici qu’il convient de préciser que les livres de Pastoureau ne sont pas des ouvrages d’histoire de l’art, mais bien, comme déjà dit (mais bis repetita…) des ouvrages sur les couleurs dans leur rapport à la société. Donc, si effectivement il jette parfois un œil sur les tableaux d’une époque, c’est pour les mettre en perspective avec la façon dont celle-ci envisage les couleurs et leurs symboliques respectives. Pastoureau s’intéresse surtout au vêtement, et un rien à la décoration ; il s’intéresse à ce qui est documenté, en particulier par des textes littéraires (l’écart sidérant entre les pratiques héraldiques réelles et littéraires, l’impact du costume de Werther sur l’appréciation du bleu dans la société européenne, etc.) ou juridiques (les lois somptuaires évoquées ci-dessus), et des actes de procès (entre teinturiers). D’un autre côté, puisque Pastoureau évoque aussi les techniques de création de teintes et de pigments colorés, il rappelle des notions essentielles pour apprécier l’histoire de l’art : les couleurs que nous voyons ne sont pas celles d’autrefois (la lumière, les vernis, etc. les ont dégradées – malgré tous les efforts de restauration possibles, qui sont peut-être une autre forme de dégradation parfois…), nous les voyons dans des conditions autres que celles où elles furent peintes (un exemple : La Madone Sixtine était à l’origine prévue pour être suspendue derrière l’autel d’une église illuminée aux chandelles ; elle est aujourd’hui illuminée par les lumières électriques d’un musée moderne – voyons-nous bien que ce que Raphaël a voulu créer comme effets chromatiques ?) et nous courons le risque de l’anachronisme en considérant les choix chromatiques de tel ou tel peintre selon notre époque plutôt que la sienne. Un aveu d’impossibilité de regarder un tableau d’autrefois ? Non, au contraire : une incitation à mieux le regarder. Puis, dans sa volonté d’évoquer la façon dont les couleurs ont pu être créées au fil des siècles, Pastoureau rappelle aussi que pour des raisons chimiques, oui, et cela est affligeant, certains tableaux sont modifiés par le passage du temps, quelques-uns de Monet par exemple, et qu’il ne nous sera un jour plus possible de les regarder pour leurs couleurs – un comble pour l’impressionnisme et les mouvements picturaux qui suivent.
Entre les quatre ouvrages, il convient de le souligner afin d’éviter une déconvenue pourtant prévisible car logique, les redondances sont présentes – tout simplement parce qu’aucun ne peut être une stricte monographie et n’a été conçu comme tel. D’une part, pour reprendre le titre d’un autre essai de Pastoureau, Une couleur ne vient jamais seule, et chacune des quatre couleurs étudiées dans les présents ouvrages ne peut être envisagée que dans son rapport aux autres. Un exemple : le basculement tout relatif du noir au bleu dans le goût vestimentaire européen est montré et expliqué tant dans Bleu que dans Noir. D’autre part, des phénomènes sont récurrents qui doivent être mentionnés concernant chaque couleur, de la répartition symbolique en trois couleurs du Haut Moyen Âge (blanc, noir, rouge) aux lois somptuaires en passant par l’émergence du métier réglementé de teinturier ou le développement des teintes d’origine chimique. Pour qui lit les quatre ouvrages d’affilée, quasi d’une seule traite, ces redondances sont évidentes et incitent même à parfois sauter deux ou trois pages ; pour qui lirait un seul de ces quatre ouvrages, et ils sont conçus pour être lus de façon autonome aussi (voire avant tout, selon les goûts de chacun, puisque, d’ailleurs, les goûts et les couleurs…), ces redondances, dès lors invisibles, deviennent tout simplement des informations indispensables à la bonne compréhension de l’histoire de la couleur choisie. Au fond, Pastoureau a bien fait de se répéter en apparence plutôt que créer un système de notes renvoyant à… ses propres ouvrages ; ce choix relève du simple bon sens pédagogique, puisque le professeur est indissociable de l’essayiste, et le lecteur a parfois besoin qu’on lui rappelle l’une ou l’autre notion précédemment croisée.
Mais cela n’est qu’un détail, ces redondances aussi inévitables que tout à fait justifiées, face au plaisir immense procuré par Pastoureau à qui désire savoir quels sont les tenants et aboutissants des choix, ici chromatiques, qui déterminent notre culture. Chacun des quatre ouvrages permet de connaître et comprendre de façon claire, par exemple, la raison pour laquelle Judas a un beau jour hérité une chevelure rousse, ou le rapport existant entre l’apparition de l’imprimerie et un goût soudain pour la déclinaison en noir et blanc, ou l’origine de la superstition anti-vert des acteurs (du moins français, car les Italiens et les Espagnols se méfient d’autres couleurs sur scène…), ou le goût partagé par tous les porteurs de jeans pour leur aspect délavé, ou encore le lien existant façon Sherlock Holmes entre la préférence pour le vert qu’avait Napoléon et sa mort à Sainte-Hélène – ainsi que des phénomènes plus globaux. De chaque couleur, Pastoureau écrit tant la grande que la petite histoire, à la fois historien rigoureux et conteur plaisant. Ce faisant, il écrit l’histoire symbolique d’une société, d’une culture : la nôtre. Ce retour chromatique aux origines, avec une ouverture vers l’avenir (qui sait si le bleu sera toujours la couleur favorite des Européens et des institutions internationales dans un siècle ? et les considérations universalisantes de Kandinsky dans Du Spirituel dans l’art sont un rien désolantes voire affligeantes une fois qu’on a parcouru l’histoire des couleurs avec Pastoureau), est indispensable à qui désire se connaître en tant qu’être social, et donc vivre en société. L’Histoire rejoint ainsi le présent dans Bleu, Noir, Vert et Rouge, et c’est la marque de tout grand historien que de procéder à cette jonction.
Didier Smal
Michel Pastoureau (1947) est un historien médiéviste français, spécialiste de la symbolique et de l’histoire culturelle des couleurs, des emblèmes, de l’héraldique, et de l’histoire culturelle des animaux.
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