Vous allez en voir de toutes les couleurs ! Première partie : selon la philosophie (par Didier Smal)
De la couleur, Claude Romano, Folio/Gallimard, janvier 2021, 384 pages (+ 12 pages hors texte), 8,10 €
Le 27 février 2015, le monde a connu une division essentielle à cause de la photo d’une robe, plutôt moche au demeurant : certains la voyaient blanche et dorée, d’autres noire et bleue. La Toile s’est enflammée, des célébrités s’en sont mêlées (apparemment, Kanye West et Kim Kardashian eux-mêmes ont passé une mauvaise soirée à cause de cette photo – c’est dire s’ils n’ont que ça à faire de leurs soirées…), de doctes articles ont été publiés par la suite, synthèses d’avis d’éminents psychologues à travers le monde, un neuroscientifique a même soumis la photo de la robe à un échantillon de mille quatre cents sujets. Le subjectivisme, c’est-à-dire le fait que les couleurs seraient perçues par l’individu avec des… nuances, semble l’avoir emporté dans l’ensemble des explications, et d’autres débats de ce type, tout aussi passionnants, ont depuis surgi sur la Toile avec une belle régularité – si cette Toile pouvait parfois s’enrager sur des débats plus essentiels, comme l’abrutissement généralisé dû à… cette Toile – mais bon, pendant que les gens parlent de couleurs et lisent des articles reposant sur des prémisses scientifiques, même si parfois douteux car biaisés, ils s’intéressent au moins à un phénomène observable et partageable. Par ailleurs, quiconque a déjà acheté des vêtements en ligne a connu au moins une fois une relative déconvenue : tiens, la chemise n’a pas la même couleur « en vrai » que sur le site, comment cela est-il possible ?
La question de la perception des couleurs, au-delà d’épiphénomènes anecdotiques, est au centre de celle de notre perception du monde, avec ses légendes infondées (le nombre de termes dont disposeraient les Inuits pour désigner les teintes de la neige – une grosse dizaine, en fait), ses débats d’ordre philosophique et ses enjeux quant à la façon dont nous pouvons ou non décrire le monde et transmettre l’image ainsi créée – c’est tout le problème de la peinture, en particulier depuis l’impressionnisme (« Faites donc comprendre à Monsieur Pissarro que les arbres ne sont pas violets, que le ciel n’est pas d’un ton beurre frais. […] Essayez donc d’expliquer à Monsieur Renoir que le torse d’une femme n’est pas un amas de chairs en décomposition, avec des taches vertes violacées, qui dénotent l’état de complète putréfaction chez un cadavre », écrivit un critique en 1876 à propos respectivement de, probablement, La Gardeuse de vache et de, certainement, Torse, effet de soleil). Cette question des couleurs fonde à certains égards notre relation au monde ; elle sera abordée, dans cette chronique en deux parties, dans une perspective philosophique avec un ouvrage de Claude Romano, puis dans une perspective historique avec quatre ouvrages de Michel Pastoureau – les deux perspectives, loin de s’exclure, étant plus que complémentaires : indissociables.
L’on débute donc avec l’ouvrage de Claude Romano, De la couleur ; à l’origine sous-titré Un cours aux éditions de la Transparence, il est republié dix ans plus tard, dans une « édition revue et augmentée ». Autant être honnête : lire cet essai sans une quelconque notion de philosophie, ou sans s’être quelque peu intéressé à la question de la couleur, c’est risquer le découragement. L’honnêteté impose même de souligner que certains passages, en particulier lorsqu’il s’agit de Wittgenstein et Husserl, sont particulièrement ardus pour qui n’a pas une formation philosophique poussée – le lecteur non formé a la même impression qu’en lisant un ouvrage de « vulgarisation » sur la physique quantique : celle de ne pas posséder tous les prérequis nécessaires à la compréhension, malgré toute la bonne volonté de l’auteur pour l’amener à celle-ci. Mais, d’un autre côté, Romano a l’élégance pédagogique, à chaque fois qu’il s’embarque dans des considérations absconses au moins en apparence, d’aussitôt les expliciter. C’est le pédagogue qui écrit, celui qui sait ne pas s’adresser juste à ses pairs mais aussi à un public qui, bien que probablement cultivé, ne possède ni tous les tenants et aboutissants de la question traitée, ni une maîtrise absolue de l’histoire récente de la philosophie occidentale.
À ce sujet, relevons le seul bémol apparent du présent essai : il se base sur des essais et études exclusivement occidentaux. Or il aurait pu être intéressant d’inclure des considérations relatives à l’un ou l’autre traité sur la couleur émanant de Chine ou du Japon (quiconque s’est intéressé aux estampes a pu remarquer un traitement différent des couleurs par rapport à la peinture occidentale contemporaine – mais quiconque s’intéresse aux dessins animés modernes peut remarquer une homogénéisation de celles-ci entre l’Occident et l’Extrême-Orient, du moins en ce qui concerne la production strictement commerciale – un dessin animé récent tel que Le Peuple loup, franco-irlandais, échappe quelque peu à ces normes), ou d’aller plus avant dans des enquêtes ethnologiques. D’un autre côté, il se pourrait que ce bémol soit lié soit à l’absence de tels écrits, soit à leur inadéquation au projet de Romano, soit, encore plus simplement, au fait qu’ils n’auraient rien ajouté de probant à ce projet.
Quel est ce projet, si tant est que le mot est pertinent ? Mettre au jour l’éventuelle logique de notre monde chromatique, c’est-à-dire tenter, pour le dire simplement et vulgairement, de mettre tout le monde d’accord sur la robe sus-mentionnée – ou, plus exactement : être d’accord sur le fait que nous ne pouvons être d’accord – sauf à considérer l’accord contre une tierce personne qui la verrait verte et fuchsia, et encore. Romano, afin de servir son projet, a scindé son essai en trois parties distinctes : Subjectivité ou objectivité de la couleur, La logique de la couleur, et L’esthétique des couleurs.
La première partie est la plus intéressante pour le néophyte. Romano y retrace l’histoire d’une philosophie de la couleur, de Locke et Newton à l’approche écologique en passant par Goethe. Tout cela est d’une grande clarté, et permet au lecteur peu au fait du débat sur la perception des couleurs de comprendre ses enjeux au fil des siècles. Des concepts tels que l’objectivisme, puis le subjectivisme, et enfin l’écologisme sont expliqués avec finesse, puis réfutés avec élégance par Romano, qui montre ainsi au passage une histoire de la philosophie, mais aussi de la science optique, avec mention nécessaire de Chevreul, dont l’apport à l’histoire de la perception de la couleur est ici souligné, et dont la théorie est explicitée en corrigeant les abus de mécompréhension dont elle a pu faire l’objet. Pour le lecteur du XXIe siècle qu’intéresse cette question, ces quelque cent vingt pages sont précieuses : avec un bel esprit de synthèse, Romano permet d’aborder et comprendre des écrits, des théories dont on a pu entendre parler, que l’on peut lire dans leur intégralité – mais parfois le courage manque, ou le temps, ou tout simplement on ignore par quel biais aborder cette problématique – Schopenhauer, certes, mais par où commencer ? Il serait un peu vain de citer in extenso l’essai de Romano ; qu’il suffise de souligner à quel point cette première partie est précieuse, pédagogiquement imparable, et que les dix dernières pages sont un délice : même si l’auteur s’en défendra, on y sent que l’amateur de phénoménologie bouscule le pédagogue et prend le contrôle du traitement de texte – et permet au passage de comprendre avec limpidité ce qu’est la phénoménologie.
La seconde partie, autant le dire, est pour moitié environ à réserver à qui est déjà familier de l’œuvre et la pensée de Wittgenstein – c’est ici qu’intervient le côté « ouvrage de vulgarisation sur la physique quantique » de De la couleur, et que le lecteur se perd parfois dans des concepts qui lui semblent un rien hasardeux. Clarifions notre propos : Romano, dans cette seconde partie, a conservé toute la clarté pédagogique dont il a fait preuve, mais c’est difficile de faire suivre à des lecteurs non-initiés la pensée de Wittgenstein ex abrupto. Romano fait ce qu’il peut, mais il doit faire concis – sinon l’équilibre de son essai serait rompu – et il faut avouer avoir parfois passé l’un ou l’autre passage, tant les nuances wittgensteiniennes peuvent sembler vaines : cette manie d’employer un mot dans un sens qui est spécifique, fréquemment croisée dans des écrits philosophiques (pour caricaturer : « j’emploie le mot “porte” au sens de “fenêtre”, merci d’en prendre bonne note pour la suite de votre lecture »), les rend un peu ardus, voire franchement rébarbatifs – du moins pour le non-initié, ou celui que tente avec régularité le péché du bon sens. D’un autre côté, une fois mis de côté ces quelques passages épuisants, mais pas de la faute de Romano, de la faute de Wittgenstein, cette seconde partie permet au lecteur, aussi curieux que cela puisse paraître, d’opter pour une forme de méditation, surtout lorsqu’il est question de Katz et Merleau-Ponty. Et Romano quitte parfois le strict champ philosophique pour amener une réflexion ou l’autre émanant d’un artiste, donc de quelqu’un qui a réfléchi à la couleur autant qu’il l’a mise en œuvre – ainsi d’une belle pensée de Cézanne : « La nature n’est pas en surface, elle est en profondeur. Les couleurs sont l’expression, à cette surface, de cette profondeur. Elles montent des racines du monde ». Plus jamais un tableau de Cézanne ne pourra être perçu de façon légère après cette pensée ; on y plongera jusqu’aux racines.
Romano, en fin de volume, a l’élégance de retrouver le lecteur lassé de Wittgenstein et qui a envie qu’on lui parle de couleurs, celles qu’il voit dans des tableaux – et il rejoint de la sorte le début de cette chronique, où était cité un critique de la Deuxième exposition des Impressionnistes peu réceptif à la façon dont ces derniers faisaient usage des couleurs. Le chapitre VI, joliment intitulé Du côté de chez les peintres, revient ainsi sur cinquante années d’utilisation « autre » de la couleur, de l’impressionnisme au fauvisme en passant par Van Gogh, Gauguin, Seurat et Matisse, citations de peintres à l’appui. Romano se défend d’empiéter sur l’histoire de l’art, et pourtant il propose de poser sur des tableaux familiers un regard autre, par une explication claire et simple de l’emploi qui y est fait de la couleur ; c’est ainsi toute l’élégance du philosophe qui a bien intégré des notions d’optique que d’expliquer de façon… lumineuse comment la « juxtaposition de petites touches contiguës (vert, rouge, bleu par exemple) » permet d’obtenir du gris. Mais Romano, avec Matisse, souligne bien que cette méditation sur les rapports chromatiques est loin d’être le seul fait de la peinture contemporaine ; par la bande, il incite ainsi à regarder l’ensemble de l’histoire de la peinture, d’y envisager la couleur comme un moyen de plus pour raconter une histoire, celle contenue dans chaque tableau. Quant au chapitre VII, il sert de conclusion, avec un détour éclairant (un de plus) par Merleau-Ponty – et d’ouverture, par la citation commentée d’un extrait de À l’ombre des jeunes filles en fleurs : oui, la question de la couleur, de sa perception mais aussi de son expression, par le pinceau ou par la plume, dans tout son nuancier, est centrale – et il faudrait encore parler de la photographie, du cinéma, de la bande dessinée, etc. C’est de notre rapport au monde, que parle la couleur, ou dont nous parlons lorsque nous parlons de la couleur. C’est toute l’élégance de cet essai que de le souligner, malgré l’un ou l’autre passage plutôt abscons – aussitôt oubliés, puisque l’essentiel est la couleur, ce qu’elle dit, ce que nous en disons, un dialogue en somme. Qui peut effectivement débuter sur la vision d’une robe un soir de février 2015.
Didier Smal
Claude Romano, né en 1967, est un philosophe et écrivain français. Il a entre autres publié : Être soi-même ; Au cœur de la raison, la phénoménologie ; et Le Chant de la vie, phénoménologie de Faulkner.
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