Votre regard, Cédric Bonfils, mise en scène de Guillaume Béguin, par Marie du Crest
Le Théâtre de Poche de Genève ouvre sa saison 2017-2018 avec une proposition autour de la forme monologue. Un collectif artistique est constitué à partir d’un choix de quatre œuvres d’auteurs contemporains. Il s’agira du Sloop 4, avec : 4,48 Psychose de Sarah Kane, Les voies sauvages d’après les récits de Dominique De Staercke, Krach de Philippe Malone, Erratiques de Wolfram Höll, et Votre regard de Cédric Bonfils. Les pièces sont répétées pendant deux semaines en parallèle, de manière à pouvoir les proposer en alternance ou en même temps entre septembre et novembre.
La femme silencieuse
Richard Strauss composa un opéra bouffe, Die sweigsame Frau, à partir d’une adaptation de Ben Johnson par Zweig. Ce qui est incroyable dans ce livret et dans cette création musicale, c’est que son personnage principal, Morosus, déteste le bruit : la musique, selon lui, ne procure de plaisir que quand elle est finie. Il veut à tout prix épouser une femme mutique. Il se rendra finalement compte que cela n’est pas possible. L’opéra peut-il renier ce qui fait son essence ?
La pièce de C. Bonfils, Votre regard, et plus encore la mise en scène de Guillaume Béguin, interrogent, quant à eux, la matière même du théâtre. Le monologue est une forme fort répandue dans le théâtre d’aujourd’hui ; certes des impératifs économiques expliquent le phénomène mais cette donnée ne suffit pas à comprendre les enjeux dramatiques qui sont à l’œuvre.
Qu’est-ce que le théâtre ? C’est parler à qui ? Et comment ? Pour beaucoup, il est fondé sur l’échange de la parole et du regard sur le plateau et en direction des spectateurs. Dans le texte de Bonfils, un homme (un africain du Congo) est entré chez une femme qui criait sur le palier. Il ne cesse de vouloir susciter son attention, de provoquer des réponses à ses questions (« Parlez-moi de vous »). Artifice du soliloque. Dans la mise en scène, G. Béguin a tenu à incarner ce vide, cette absence, ce creux du texte. Une jeune comédienne, dès le début de la représentation, est assise contre le mur de scène, côté cour, à bonne distance de celui qui ne fait que parler. A plusieurs reprises, elle va se lever, comme pour escalader cette paroi qui l’enferme avec l’inconnu, en tournant le dos à la salle, et toujours, elle va, dans un éclat violent de lumière, semblable à une décharge électrique, s’écrouler au sol. L’homme ne va cesser de l’observer, de tourner autour d’elle comme si cette paradoxale présence théâtrale faisait énigme. Mais lui aussi est muré dans ce principe du langage sans communication au point de se tenir debout, assez souvent de profil, appuyé contre la paroi, sans faire face à la salle. Elle gît le visage contre le sol comme un cadavre de théâtre. Il tentera à un moment de la ramener à la vie, de la ramener dans le territoire du théâtre en présentant enfin son visage dégagé de ses longs cheveux et dessinant avec sa bouche un rictus faute de trouver un sourire. Il lui raconte sa vie de marcheur dans la ville ; il tente de l’atteindre : « ma voix vous aide ». Mais en vain, ses cheveux retombent sur sa figure inexpressive. Il enrage, il devient un boxeur, prêt au combat contre un adversaire invisible, les poings fermés. « Je suis là, il ne faudrait pas ». Et toujours le silence (celui de la fille aux longs cheveux et celui des spectateurs) contre la parole qui dit et raconte sa vie. L’homme noir, l’exilé politique, fait parfois parler d’autres personnages dans son texte comme son avocate ou sa mère.
Pourtant, comme dans l’opéra de Strauss, il faut bien revenir non pas à la musique et à sa beauté ici, mais à ce qui a toujours fait théâtre. L’éclairage enfin revenu sur les traits de la jeune femme regardant l’homme, et l’homme aux yeux ardents s’avançant dans la lumière qui décline tout près du premier rang de spectateurs, pour livrer l’histoire tragique de son pays. Enfin les regards se croisent dans la cérémonie de la représentation même si personne n’a jamais répondu. Juste des applaudissements.
Marie Du Crest
La pièce de Cédric Bonfils a donc été créée le 2 octobre 2017. On peut retrouver ma chronique consacrée au texte (La Cause Littéraire, 5 mai 2016).
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