Votre regard, Cédric Bonfils
Votre regard, février 2016, 34 pages, 10 €
Ecrivain(s): Cédric Bonfils Edition: Espaces 34
« Les isolés »
J’emprunte à l’auteur de l’épigraphe inaugurale du texte de Cédric Bonfils, l’idée que « nous sommes tous des isolés » mais cet isolement peut être brisé. Elle me sert de titre car c’est sans doute de cela dont il est question dans ce court monologue ou plutôt dans cette adresse à l’autre, qui cherche la réponse toujours de celle qui jamais ne fera entendre sa voix. Le locuteur est un homme, qui peu à peu se dévoilera, comme la nuit va vers l’aube et une femme sans nom qui dort sur un canapé dans son appartement, un inquiétant couteau dans la main. Son enfant dort dans la pièce d’à côté. Il veille sur elle ; il la protège de la violence du monde, de celle d’un homme, de celle de ses cris de ses hurlements. Au début du texte, il lui répète : Ça va aller (p.9 puis 15)
Il est aussi comme « une veilleuse », une lumière jetée sur leurs deux vies. Il ne cesse de l’interroger avec sollicitude sur son état (les phrases interrogatives sont très nombreuses). Quant à lui, il va par bribes découvrir ce qu’est son existence. Sa parole se constitue de blocs suivis d’espaces, d’élans à nouveau pris vers cet échange nocturne dont la matière est silence et parole. Il s’agit d’une rencontre soliloque et pourtant décisive, paradoxalement évidente. Ne dit-il pas, p.16 :
On rencontre quelqu’un
On rend service à quelqu’un
On ne sait pas qui aide qui
On accepte seulement que cela ait lieu
L’homme parle d’une femme qu’il a aimée, de sa mère aussi, puis dévoile une part de son identité en révélant qu’il parle une langue du Congo (le lingala, p.22). Il est un exilé venu d’un pays de violences faites aux femmes, aux hommes, où l’on emprisonne les opposants politiques (p.24). La dédicace du texte nous éclaire à ce propos ; en effet Cédric Bonfils a dédié sa pièce à un militant congolais, opposant à Joseph Kabila et mort dans des circonstances non élucidées encore aujourd’hui, après avoir été arrêté en 2010 pour avoir lapidé le convoi du président Armand Tungulu Mudiandambu. Il évoque sa vie à Paris dans la précarité, la menace permanente de l’expulsion, les recommandations de son avocate.
L’homme qui dit et la femme qui se tait sont seuls au monde, à l’extérieur du monde : lui dans l’appartement et comme étranger à la ville et elle, dans le sommeil. Pourtant ils vont s’atteindre par autre chose que le langage. Le regard sera le Lien. Mot titre, « votre regard » pour s’adresser silencieusement l’un à l’autre. Point de fusion en quelque sorte que le pronom nous consacre :
Vos yeux, j’ai vu vos yeux – nous nous sommes regardés, je me souviens de votre regard (p.18).
Le monologue d’ailleurs se referme sur la reconnaissance universelle par le regard. Le regard, c’est ce qui fait que quelqu’un compte pour nous, pour la femme comme pour lui, pour chacun d’entre nous puisque l’homme du Congo, sur le plateau d’un théâtre, se tourne vers nous et nous regarde.
Marie Du Crest
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