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Vivre, Le compte à rebours, Boualem Sansal (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 26.03.24 dans La Une Livres, Japon, Les Livres, Critiques, Roman, Gallimard

Vivre, Le compte à rebours, Boualem Sansal, Gallimard, janvier 2024, 234 pages, 19 €

Ecrivain(s): Boualem Sansal Edition: Gallimard

Vivre, Le compte à rebours, Boualem Sansal (par Gilles Banderier)

 

On compare souvent Boualem Sansal à Voltaire, en se croyant obligé de préciser parfois : « le Voltaire algérien ». La comparaison n’est pas outrée, à la fois en raison de son style brillant, alerte, incisif, et de sa critique frontale de toutes les religions, islam compris (islam surtout), mais ce serait un Voltaire sans le mépris, la haine, les courbettes et les grimaces.

Comparer un écrivain à ses devanciers, surtout lorsque ceux-ci sont de tout premier ordre, n’est pas l’amoindrir. On ne peut évaluer un auteur que par rapport à ce champ de l’activité humaine qu’on nomme la littérature et qui constitue peut-être une des spécificités de notre espèce (même si de nombreux animaux communiquent entre eux de manière plus ou moins complexe, il ne semble pas qu’ils inventent des histoires : aucune abeille n’a jamais dansé pour signaler un champ de fleurs qui n’existerait pas).

Avec Vivre, Boualem Sansal offre non seulement un apologue voltairien (où, dans la ligne d’Abraham ou la cinquième Alliance, il s’interroge sur la naissance d’une nouvelle religion et le destin des anciennes), mais encore un roman pascalien. Les espaces infinis ne sont pas silencieux et se mettent même à communiquer avec un être humain, à travers un songe : « […] on le sait depuis longtemps, le rêve n’a pas la même fonction dans toutes les cultures » (p.24). La psychanalyse freudienne nous a appris à voir dans les rêves la projection d’un inconscient individuel, renvoyant au passé du rêveur, tandis qu’au long de l’Histoire et dans plus d’une civilisation, les rêves étaient interprétés et déchiffrés comme les annonciateurs d’un avenir collectif. Le rêve de Paolo ne renvoie pas à d’hypothétiques traumatismes d’enfance, mais porte un message décisif pour l’humanité, qu’il s’agit de sauver – très partiellement, car il y a peu d’Appelés et moins encore d’Élus – d’un désastre cosmique qui anéantira la Terre dans 780 jours exactement. Paolo se convainc rapidement, d’une part, du caractère authentique et impératif de cet appel, d’autre part du fait qu’il ne peut pas avoir été le destinataire unique d’une révélation aussi importante, supérieure même à toutes les révélations antérieures. Il faut que d’autres individus l’aient également reçue. Mais comment les reconnaître, les contacter, comment parler de ce songe sans passer au mieux pour un hurluberlu, au pire pour un fou bon à enfermer ? Paolo finira, non sans mal, par trouver quelques autres Appelés, avec qui il devra s’occuper – et les problèmes commenceront véritablement là – des détails logistiques de ce gigantesque transfert, inédit dans l’Histoire et à côté duquel les déplacements de population connus font figure de voyage organisé. Car une fois admis que l’humanité ne pourra dans sa totalité monter à bord du vaisseau que l’Entité enverra et être déplacée vers une autre planète, comment sera réalisée la sélection ? Suivant la logique humaine (donc absurde) des quotas ? En ménageant les équilibres locaux ou mondiaux, la fraction finale des Chinois, des musulmans ou des Allemands, par exemple, devant correspondre à leur pourcentage dans la population globale avant l’exode ? Comment éviter d’installer dans le vaisseau lui-même et, partant, sur une autre planète les défauts propres à l’humanité (la violence, l’agressivité, le bellicisme, la territorialité, le poison des haines religieuses, etc.), et qui, en plus d’une occasion, firent de la Terre un enfer ? Est-il raisonnable de faire monter à bord d’une nef spatiale des gens dont la propension aux attentats-suicide est notoire ? Surtout, comment garder secrète une entreprise pareille, à l’heure de la communication électronique instantanée et des réseaux sociaux, afin d’empêcher gouvernements et religions établies de venir y mettre leurs gros doigts, d’autant qu’il est peu probable que ceux qui n’auront pas été retenus pour le voyage se résigneront à leur destin (ou à leur absence de destin) et resteront docilement sur une planète condamnée ? Car l’humanité doit apprendre dans un même moment, même si elle s’en doutait déjà, qu’elle n’est pas seule dans l’univers (comme l’écrivait Arthur C. Clarke, « Two possibilities exist : either we are alone in the Universe or we are not. Both are equally terrifying »), qu’elle rencontrera dans peu une civilisation infiniment supérieure et que la Terre est condamnée.

Vivre est en premier lieu un roman de science-fiction d’excellente facture. Boualem Sansal s’élève sans difficulté au niveau des grands maîtres du genre, que ce soit Edmond Hamilton pour la logistique des rêves et des voyages spatiaux ou Arthur C. Clarke, à qui l’on pense en plus d’une page, l’Entité venue sauver l’humanité ayant, semble-t-il, accompli la même évolution que la civilisation derrière les monolithes de 2001, l’Odyssée de l’espace (p.197). Mais l’ironie, voltairienne ou pas, la lueur amusée au fond du regard, ne sont jamais bien loin et, contrairement aux écrivains de science-fiction, y compris les plus grands, Boualem Sansal ne cherche jamais à faire croire entièrement à l’histoire qu’il raconte. Dans une ambiance d’attente angoissée et obsidionale qui évoque Le Train d’Erlingen, le pamphlet affleure (ainsi contre les wokistes, qui « adorent se battre la coulpe devant leur miroir et se gargariser l’arrière-bouche avec de l’eau croupie pour mieux se vomir. Ne pas les contrarier, il faut au contraire les pousser au ridicule qui tue », p.82 (voir aussi p.226), de même la critique des religions établies et des institutions politiques (« les humains n’ont d’autres ennemis sur Terre que leurs gouvernements, d’où l’intérêt vital qu’ils se gouvernent eux-mêmes », p.141), reprenant ce qu’il écrivait dans sa Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la Terre. Cette cohérence profonde est la marque des grandes œuvres et des grands écrivains.

 

Gilles Banderier

 

Né en 1949, ingénieur de formation, Boualem Sansal vit près d’Alger. Son roman 2084, La fin du monde, a obtenu le Grand Prix du roman décerné par l’Académie française (2015).



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A propos de l'écrivain

Boualem Sansal

Boualem Sansal, écrivain algérien né en 1949. Auteur du Village de l’Allemand (2008), Grand Prix RTL-Lire, Grand Prix SGDL du roman et Grand Prix de la francophonie.

Bibliographie :

Le village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller, Gallimard, 2008

Petit éloge de la mémoire, Gallimard, 2007

Poste restante : Alger, Gallimard, 2006

Harraga, Gallimard, 2005

Journal intime et politique : Algérie, 40 ans après, Aube, 2003

Dis-moi le paradis, Gallimard, 2003

L’enfant fou de l’arbre creux, Gallimard, 2000 (Prix Michel Dard)

Le serment des barbares, Gallimard, 1999 (Prix du Premier Roman, Prix Tropiques de l’Agence Française du Développement, Bourse Thyde Monnier)


A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).