Un papa de sang, Jean Hatzfeld
Un papa de sang, septembre 2015, 257 pages, 19 €
Ecrivain(s): Jean Hatzfeld Edition: Gallimard
« Mon enfance ne m’a pas retenu dans ses étourderies comme les enfants de mon âge »
Les faits bruts : « Nyamata, Rwanda, 1994, Avril 14 et 15, massacres à la machette de 5000 Tutsis dans l’église de Nyamata, et de 5000 autres dans l’église de N’Tarama. Découverte mi-Mai de 51000 cadavres sur une population Tutsie de 59000, dans églises, marais, forêts ». 5ème livre-récit consacré au génocide Tutsi par Jean Hatzfeld, Un papa de sang s’attaque à un essentiel du triptyque ; après la face-Tutsie, Dans le nu de la vie, la face-Hutue Une saison de machettes, voici le « rendu dans » les enfants, tutsis, hutus, 20 ans après. La fin du travail des machettes. Pas le moins pire.
« Les enfants hutus et tutsis ne partagent pas du tout la même éducation sur les tueries. Si un enfant tutsi est informé par son papa que sa maman ou sa grand maman a été coupée par un dénommé hutu, à son tour, ce hutu ne va jamais avouer à son enfant qu’il a coupé cette tutsie. Vingt ans après, ose-t-on tout raconter aux enfants ? ».
Livre-synthèse, bien sûr, que ce Un papa de sang, alternant dans un balancier fascinant – on lit d’un trait – les récits d’enfants de rescapés tutsis – souvent, la maman – et d’emprisonnés hutus – souvent, le papa. Machettes, tueurs en action, fuite dans les marais. Voilà pour les récits des victimes. Participations aux terribles « tournées », fuite au Congo (« la route du sauve qui peut »), puis, retours obligés – extradition d’urgence – sur les terres Rwandaises, avant que d’entamer les procès, dont les « gaçaças », tribunaux populaires ; voilà pour les bourreaux. Puis, pour les familles restantes, des uns et des autres, le temps, ensuite, de cohabiter – sauce Rwandaise – avec ces « avoisinants » qui jettent la houe tous les jours sur la parcelle d’à côté.
Les enfants, ceux de cet étrange temps d’après ; ceux qui ont de vrais souvenirs, bien plus, ceux qu’on a informés par bribes ; dans quel état vivent-ils ? Leurs ressentis ? comme on dit chez des psy qu’ils n’ont pas ; ce qu’ils savent, ne veulent pas savoir ; ce qu’ils devinent, entrecroisant des bouts de dires picorés dans la famille, les récits de l’école, ou, celui se voulant vaille que vaille national des officiels Tutsis. « J’avais été éveillée au génocide par les émissions de radio ; c’était pendant la semaine de deuil, les voisins en parlaient ». Comment on se fabrique un héritage pour demain, avec ça ? Ce « ça » de là-bas, comment on marche avec ? Un enfant au Rwanda après « les tueries » de 94, à quoi ça ressemble ; à un enfant, croyez-vous ?
Livre-thérapie, peut-être, que cet écheveau de récits d’enfants, enregistré avec quel formidable talent, par Hatzfeld ; double-face, la leur, mais aussi la nôtre. Oui – chacun le sentira en lisant – surtout la nôtre. Nous, qui avons regardé, parfois, terrible interrogation suspendue, participé ou évité d’agir. Ce vécu-là, qui interroge sans fin, nous, face à eux…
Enfance. Un papa, une maman, des grands-parents, une famille (on est en Afrique, en plus), des copains d’école, des voisins, les distractions, les usages. Les récits historiques, les contes d’ici. Tout ce qui fonctionne ailleurs, dysfonctionne forcément au Rwanda. Ou marche autrement, c’est ce que disent ces paroles de jeunes gens, jeunes filles – ils ont tous autour des 20/22 ans. « Elle – la maman – a très bien raconté comment le papa avait tué des Tutsis des collines avec les collègues ; elle n’a rien caché du sang sur les lames » (Jean Pierre) ; « j’ai été élevée sans anicroche mais je n’ai jamais passé les vacances chez les parents de mes parents ; ils ont été coupés à la machette, tous » (Immaculée) ; « des rescapés braisaient la guerre entre enfants, lançaient des paroles excitantes. Je devais le supporter ; je ne pouvais pas changer de papa, quand même… » (Idelphonse). « Un sang mal aimé coule dans mes veines » dit encore ce hutu. Et, chacun, dans son monde, logiquement éloignés comme autant de planètes étrangères, mais vivant au coude à coude, de raconter le chagrin, la défiance – assez peu finalement, la démangeaison de la vengeance – ici, et là, la honte, le fardeau immensément lourd du poids des horreurs commises par les siens, les tracasseries matérielles, le déclassement scolaire et socio-économique. « En tous cas, moi, je veux jeter le passé loin des pas innocents de mes enfants », dit magnifiquement cette jeune Tutsie. Réflexions aussi dans ce pays si religieux, sur Dieu existe-t-il après le génocide ? Figurez-vous que oui ! Même si au passage, on traverse un lot d’étrangetés ; malédictions, sélections prédestinées, mise à l’épreuve… Tous aiment – énormément, garçons comme filles – le football comme partout en Afrique, dansent le dimanche, boivent de la Primus, pianotent un peu sur les ordinateurs. Tous ont Vingt ans, quand même : « On parle du génocide, soir après soir ; si un nuage de tristesse survient, chacun attend qu’il passe, la main sur la bouteille ».
Puis, pas mince la question de Hatzfeld ; on discute si on accepterait d’épouser dans l’autre ethnie… et l’avenir ? « je ne sais pas ; la menace de massacres campe sur les collines, je ne crois quand même pas à une malédiction… » dit Fabiola, fille d’un détenu hutu, qui conclut : « Je me dis Rwandaise, cela me comble ». Évidemment, voilà la porte de sortie…
Il y a – c’est plutôt rare – des livres qui sont bien au-delà du livre ; « dans le nu de la vie ». En voilà un. Fondamental.
Martine L Petauton
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