Un monstre est là, derrière la porte, Gaëlle Bélem (par Théo Ananissoh)
Un monstre est là, derrière la porte, Gaëlle Bélem, Gallimard, Coll. Continents Noirs, mars 2020, 197 pages, 19 €
Edition: Gallimard
Une phrase revient comme un leitmotiv dans le roman de Gaëlle Bélem : « C’est comme ça, un point c’est tout ». C’est la toute dernière du récit, répétée par la narratrice comme par les autres personnages du roman. Cette phrase énonce un fatum têtu qui tient tout un clan, assurément le clan le plus maudit de l’île de La Réunion : Les Dessaintes. Pourtant ce n’est pas la concurrence au destin le plus funeste qui manque dans une île aux mélanges sociaux et raciaux souterrainement volcaniques, de toute évidence.
« Tout cela se passait à Sainte-Marie puis Bras-Panon, tout près de Millemogom qu’on appelle parfois Paniandy. Mais, ç’aurait pu être n’importe où ailleurs, dans les Hauts de Libéria ou à Dioré, du côté de Saint-Leu et même Villèle. Le lieu n’avait guère d’importance ; les personnes non plus ; sur cette île, à l’époque, les Noirs, les petits Blancs dits Yab, les Malbars dont les ancêtres venaient entre autres de Calcutta, tous souffraient pareillement de toute façon ».
La narratrice nomme ses parents de quatre mots ou expressions, pas plus : « Père », « Mère », « Les Dessaintes » et (pour s’adresser à sa mère, quand elle, la narratrice, devient adulte) « Tante ». C’est dire d’emblée à quel point sont ignorées les notions de tendresse ou d’amour filial. Que faire, que devenir quand on est d’une lignée si maudite ? Une communauté de sang qui n’existe que pour incarner des tares de toutes sortes ? Un clan auquel toute l’île refuse toute idée ou possibilité de rédemption faute de pouvoir l’imaginer autrement que comme un nid de cinglés ? Un monstre est là, derrière la porte, le roman, ne sauve pas celle qui l’écrit et qui y met tous ses espoirs, mais éclaire intelligemment le lecteur. Les lignées maudites, ça existe ! C’est même très répandu. Et ça n’a rien d’occulte ou de mystérieux. C’est un enchaînement de multiples choses humaines grandes et petites au fil du temps qui perdurent et qui se génèrent. Le roman de Gaëlle Bélem est étonnant de perspicacité sur la condition sociale dans un endroit issu de l’esclavage et de la colonisation. La permanente double vision détaillée et globale de la vie des hommes (de même qu’un humour décapant de bout en bout) font de ce premier roman une bien belle œuvre. Le titre, comme premier sens, fait allusion à la façon qu’ont les Dessaintes d’« éduquer » leur fille – lui faire peur pour qu’elle obéisse. Le titre signifie aussi le propos profond du roman qui n’est pas loin d’être allégorique : une malédiction continue sur des générations est possible, à l’affût de ceux que des malchances, des injustices ou des crimes sociaux de toutes sortes (esclavage, apartheid social et racial, quartiers déshérités, immigration, viols, déscolarisation…) livrent à ses griffes. Un monstre est là, derrière la porte, toujours prêt à entrer et à s’installer puis à durer, préemptant avec un féroce appétit les vies et détruisant les qualités humaines.
La narratrice nous conte sa part de la fatalité familiale – vingt-trois ans, son temps de vie plus les quelques années qui précèdent sa naissance. Elle comprend vite, enfant, qu’elle a surgi là où il ne fallait pas du tout, dans une famille spéciale – une famille de barjots, de cinglés, de tarés. Et très tôt, elle prend la résolution de s’en extirper, d’« outrepasser », comme elle dit, sa condition, son milieu par l’écriture. Mais c’est plus facile à penser qu’à faire.
« Dans tous les quartiers populaires de l’est de l’île, on ne parlait que de cela. Des combats de coqs truqués et des Dessaintes. Des coups de sang des Dessaintes. Des Dessaintes qui volaient tous les nids de guêpes. Des Dessaintes qui écoutaient la musique trop fort. Un maire cherche quelques nervis, il embauche une demi-douzaine de Dessaintes. Votre bichon est introuvable. Les Dessaintes ont un drôle d’appât pour la pêche au requin ! Un artisan s’est fait voler des planches, les Dessaintes ont une nouvelle pergola. Votre fille est enceinte. Un Dessaintes a disparu. Il vous manque cinq pigeons, les Dessaintes construisent une volière ».
Ce roman, écrit avec une verve constante et une richesse de vocabulaire et d’images réjouissante, se prête difficilement à un résumé, tant il foisonne de faits et d’épisodes prenants. Deux cents pages qui tiennent en haleine le lecteur tout étonné de prendre tant de plaisir à suivre une histoire familiale des plus poignantes.
Théo Ananissoh
Gaëlle Bélem, née en 1984, vit à La Réunion où elle enseigne le latin et l’histoire-géographie. Un monstre est là, derrière la porte a reçu le Grand Prix du roman métis en 2020 et le Prix SGDL Dubreuil du premier roman en 2020.
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