Un étrange pays, Muriel Barbery (par François Baillon)
Ecrit par François Baillon 08.07.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Gallimard
Un étrange pays, janvier 2019, 400 pages, 22 €
Ecrivain(s): Muriel Barbery Edition: Gallimard
Un étrange pays fait se rencontrer le monde des hommes et le monde des elfes, tout comme Muriel Barbery s’y était aventurée avec ce qu’on peut considérer être un premier tome : La Vie des elfes. (On retrouve d’ailleurs les personnages de Maria et de Clara.) Avec un tel choix de thème, on serait trop (beaucoup trop) tenté d’en déduire que l’ouvrage ne séduira pas suffisamment le cercle des adultes auxquels il s’adresse – ce qui est évidemment plus que probable pour un certain nombre d’entre eux.
Pourtant, là se trouve justement la singularité vers laquelle nous sommes conduits avec ce roman de Muriel Barbery (comme avec le précédent) : nous devons accepter de retrouver en nous une volonté d’enchantement du monde, et ce avec le plus grand naturel, accepter de réorganiser nos concepts habituels – l’univers sur lequel la porte s’ouvre n’obéit pas à nos visions quotidiennes (et ceux qui ont le goût de sortir des sentiers battus y dénicheront une vraie source de plaisir). Au-delà de cette caractéristique fondamentale, il ne faut pas s’y tromper : la romancière ne cherche pas, via cet univers qu’elle nous propose, à nous éloigner de notre humanité.
Au contraire : elle tente d’établir un lien profond entre notre nature d’être humain et l’idéal de paix et d’équilibre auquel ont accès nos voisins les elfes (idéal qui sera du reste sérieusement remis en question dans l’histoire qui nous est racontée). Ces êtres qui vivent au-delà du visible contiennent en eux une richesse d’états, une pluralité d’états qui deviennent un exemple pour les humains venant les visiter : leur physionomie semble ainsi faire apparaître toutes les espèces animales et humaines possibles. La poésie est présentée comme une valeur maîtresse dans ces contrées. De fil en aiguille, à force de séjourner au-delà du pont rouge, se rencontrent le meilleur et le plus essentiel de ce à quoi peut donner naissance l’humanité – c’est bien ce que l’on réalise avec, dans l’esprit général, de hautes influences japonaises. Ainsi se fait le lien entre les deux mondes.
Nous pouvons donc voir dans cet ouvrage un conte symbolique, nourri d’un style lumineux, exigeant, lyrique, poétique par essence, mais jamais pompeux. L’humour n’est d’ailleurs pas exempt de ce voyage qui tend à transcender notre humanité : les orgies gastronomiques de Petrus, tout comme son penchant intense pour le vin, qui est toujours savouré avec goût, ne manquent pas de faire sourire. La toile de fond des conflits humain et elfique semble finalement n’être qu’un prétexte pour nous emmener au-delà de nos perceptions si conventionnelles, pour nous débarrasser de notre enveloppe corporelle afin de ne voir que l’âme, à travers une suite de tableaux impressionnistes qui ne cessent de se réinventer. Et l’inventivité est indéniable.
Mais ce sont pour ces raisons que le lecteur idéal d’Un étrange pays doit avant tout être un lecteur complice, un frère de l’imaginaire, animé de l’envie de toucher à l’« antécédence de l’être » (selon la si belle expression de Gaston Bachelard dans La Poétique de la rêverie), cette enfance primitive totalement libérée des principes sociétaux. Nécessairement, le parti pris de la romancière doit être sans concession si elle décide de mettre au jour un univers de ce type. Nécessairement, les lecteurs qu’on souhaite y inviter ne peuvent qu’être triés sur le volet – mais l’émerveillement que ces mêmes lecteurs en tireront sera à la hauteur de l’exigence réclamée par une telle œuvre. Une question pourrait demeurer cependant : pourquoi les mondes littéraires qu’on échafaude avec des symboles devraient-ils moins toucher nos semblables que ceux implantés dans une réalité plus directe ?
Une phrase du livre à caractère philosophique pourrait être à l’image des attentes de l’écrivain : « … il faut être en quelque façon étranger au monde pour désirer l’inventer et obscur à soi-même pour vouloir aller au-delà du visible » [p. 207].
Muriel Barbery a ainsi écrit un roman très personnel, très maîtrisé, d’une qualité littéraire enchanteresse, authentique. Celles et ceux qui sont de la même famille d’esprits sauront l’apprécier à sa juste valeur, qui est très grande. En conséquence de quoi, l’on peut dire que ce livre est une réussite.
François Baillon
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A propos de l'écrivain
Muriel Barbery
Agrégée de philosophie, Muriel Barbery a publié quatre romans chez Gallimard : Une gourmandise (2000), L’Elégance du hérisson (2006), La Vie des elfes (2015) et Un étrange pays (2019).
A propos du rédacteur
François Baillon
Diplômé en Lettres Modernes à la Sorbonne et ancien élève du Cours Florent, François Baillon a contribué à la revue de littérature Les Cahiers de la rue Ventura, entre 2010 et 2018, où certains de ses poèmes et proses poétiques ont paru. On retrouve également ses textes dans des revues comme Le Capital des Mots, ou Délits d’encre. En 2017, il publie le recueil poétique 17ème Arr. aux Editions Le Coudrier.