Un an après, Anne Wiazemsky
Un an après, décembre 2014, 201 pages, 17,90 €
Ecrivain(s): Anne Wiazemsky Edition: Gallimard
On la reconnaît en photo noir et blanc sur le bandeau du livre ; Anne, comédienne de ces années-là, le regard fixé sur… son compagnon d’alors, Jean-Luc Godard, ou la manif du jour puisqu’en Mai 68 est situé ce récit, mi-autobiographie, mi-documentaire, qu’elle a voulu nommer – bel élan d’honnêteté – roman. Comme si – elle a raison – tout retour sur sa mémoire quand il y a dedans un Godard en Mai, ne pouvait complètement se revendiquer de l’Histoire.
Voyage baignant dans la fumée acre des lacrymo, des cigarettes aussi – ce qu’on fumait, alors ! De Paris à la Méditerranée des bobos de ce temps, en passant par le tournage des films, et en particulier des films italiens… c’est bien d’un voyage, dont il s’agit, dans le Paris intello, étudiant, politique, de ces extrêmes qui ont façonné l’époque, mais aussi – tout le précieux du livre – à l’intérieur, chez les Godard ou leurs amis, dans le secret également des cœurs interrogés et d’un couple qui se fendille. Beau voyage, sans pathos, ni déco inutile, qui se laisse peu à peu apprivoiser, livrant « leur 68 » de détail en atmosphère juste, ce 68 qui fatalement est un peu le nôtre à nous, leurs contemporains, et ne demande que peu d’efforts aux jeunes d’aujourd’hui, pour devenir le leur, puisqu’il s’agit de Godard.
Ce livre, au registre presque pudique dans le quasi épique du fond historique, peut aussi se voir comme un large huis clos, assez austère parfois, dont les héros – enfin, les personnages de premier plan – sont une trinité fort attachante : le maître du nouveau cinéma avant-gardiste, la jeune muse revendiquant liberté et féminisme, et – surtout ? – le grand Mai dans ses œuvres. Et, tout ça passant – ce n’est pas le moindre intérêt du livre – par le regard de la femme. Mélange, auquel on s’habitue avec bonheur, de l’intime, du quotidien, du professionnel immergé dans le bruit des rues parisiennes où passait l’Histoire, et dans le manque d’un peu tout, dont l’essence.
« Place Denfert-Rochereau, des garçons et des filles avaient grimpé sur la statue du Lion de Belfort et agitaient des drapeaux rouges en chantant A bas l’État policier de Dominique Grange. – Comme cette jeunesse est belle ! dit Jean-Luc, que cette vision rendait euphorique. Cette fois, je lui donnais raison, je me réjouissais d’en faire partie, d’avoir vingt ans. Le lendemain, j’en eus vingt et un. Oubliant mon anniversaire, Jean-Luc était parti à une réunion des étudiants des beaux arts, quand on sonna à la porte ».
Les facettes du coup semblent faciles d’accès de page en page. Face-les évènements ; un petit docu précis et finement peint comme miniature, des actions diverses à l’atmosphère de la Sorbonne qu’on visitait comme Versailles ; des acteurs, De Gaulle en patriarche irascible ou Dany l’irrésistible ; de la peur de traverser le quartier latin, le soir (« c’était Jean-Luc, très inquiet, qui craignait que je n’aie pas eu le temps de regagner notre appartement »). Des batailles de rues sévères et dangereuses – s’en souvient-on vraiment ? où passe, sinistre légion, l’ombre des CRS… Face-Godard – la plus fascinante : on le voit, agité, surmené, borderline, sinon plus, pâle et formidablement sincère et investi de réunion enfumée en bouderie dramatique. Sympathique – presque –, en phase, parfois, mais si souvent décalé avec l’époque. Personnage en écho avec certains des romans russes de Troyat, ceux qui amènent avec douleur, 17, par exemple. Face-Anne – la plus humaine, la plus réaliste et lucide ; celle qui a son âge, beaucoup moins que lui, qui, à la fin, sait tourner la page… celle qui a son histoire, romanesque et fantasque ; petite-fille de François Mauriac, dont les coups d’œil sur 68, de ci de là, sont un pur régal, et par l’autre branche, issue de Russes princiers d’avant la grande révolution.
Beau moment de nostalgie que nous donne Anne Wiazemsky, ici, dans la parenthèse Godard/La Chinoise de sa longue existence. Un épisode riche et dense d’une trajectoire. Vivre en ce temps là. Sereinement, non ; mais complètement, assurément.
Martine L Petauton
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