Tous les Vivants, Le crime de Quiet Dell, Jayne Anne Phillips
Tous les Vivants, Le crime de Quiet Dell (Quiet Dell), janvier 2016, trad. américain Marc Amfreville, 533 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Jayne Anne Phillips Edition: L'Olivier (Seuil)
Reconstitution minutieuse et complète d’un fait-divers aussi célèbre que terrifiant, néanmoins roman, voire romance, ce livre captive de bout en bout tant son auteur tricote habilement le réel recomposé et l’imaginaire. On ne s’attend pas à cela pendant les 65 premières pages, consacrées à la malheureuse « héroïne » de l’histoire, la très fleur-bleue et assez sotte mère de famille. Cette assertion vise à avertir le futur lecteur qu’il ne doit en aucun cas se décourager de continuer la lecture, car quand le mal survient, c’est une violente irruption d’une figure somme toute satanique, dans l’univers feutré d’une petite bourgeoisie provinciale très « bovaryenne ». Le fait-divers en soi est assez sordide, pour que Jayne Anne Phillips n’ait eu besoin d’en remettre sur la noirceur. Et le résultat est étonnant et séduisant : le mariage de la bluette et de l’horreur.
Les crimes en série relatés ont largement inspiré le magnifique film de Charles Laughton La Nuit du Chasseur. On retrouve par moments dans le roman la tension insupportable du film. Mais nous ne sommes pas du tout dans le même type de narration. J. A. Phillips a plutôt choisi, dans le sillage de son enquêtrice principale, la démarche de Truman Capote dans son De Sang-Froid. Une documentation précise (on a même droit à d’étonnantes photos d’époque) lui permet de déployer sa fiction dans les traces exactes des faits réels. Ce choix permet au roman d’être, en plus de l’histoire d’un fait-divers, un tableau des mentalités dans une Amérique qui n’est pas encore remise, loin s’en faut, de son traumatisme de la Grande Crise (on est en 1931). L’appauvrissement de la middle-class sert de décor au déroulement de l’affaire : Mrs Eicher est une (encore jeune) veuve qui vit avec trois jeunes enfants. Sa pauvreté facilite grandement sa crédulité quand, par petites annonces, se présente un homme merveilleux, bon, riche, parfait. Cornelius O. Pierson.
« Elle chasse ses pensées en se récitant les lettres de Cornelius ; il y parle des femmes avec respect et admiration. Elle se réconforte en songeant à certaines lignes en particulier. La prose se déverse sur un rythme cadencé, familier, protecteur, lui assurant que son correspondant respecte son veuvage, estime les femmes, et témoigne de valeurs chrétiennes ».
La véritable héroïne, fictionnelle, est une jeune journaliste aussi fleur-bleue finalement que la principale victime, mais hardie et tenace. Elle va hériter de Duty, un chien moche et attachant, survivant du cauchemar. Entre ses élans amoureux, son cœur débordant de compassion pour ses semblables, elle va mener l’instruction post-mortem tambour battant.
Jayne Anne Phillips nous entraîne dans un roman à l’ancienne, plein de… romanesque justement, faisant passer le lecteur par toute la palette des sentiments : l’horreur, la pitié, l’amusement, l’empathie. On est à mille lieues de tout minimalisme et pourtant, ça marche, grâce à un talent de narratrice exceptionnel. L’entrée du destin funeste dans la vie de la veuve Eicher et ses enfants est un modèle du genre :
« Il tira de sa poche un mouchoir en lin blanc, et retira ses lunettes rondes cerclées d’or. Il frotta soigneusement les verres puis replia le mouchoir qu’il replaça dans la poche de poitrine de sa veste, de sorte que seul un coin impeccablement rectiligne en dépasse. Il s’examina dans le rétroviseur et lissa son nœud papillon. Puis il sortit de son automobile et, d’un pas rapide, gagna le perron ».
Un mot enfin pour la belle traduction de Marc Amfreville, ample et élégante.
Tout est plaisir dans ce livre, pour le lecteur.
Léon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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