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The Tree of Life de Terrence Malick, ou Comment donner corps au Sacré (2/2)

Ecrit par Matthieu Gosztola 27.05.14 dans La Une CED, Les Dossiers, Côté écrans

The Tree of Life de Terrence Malick, ou Comment donner corps au Sacré (2/2)

 

Maintenant, un public de cinéphiles français est-il capable d’un tel décrochement de l’intrigue et de ses justifications incessantes (et incessamment théorisées depuis la Nouvelle vague) – autour d’un noyau constitué grosso modo par le « social », toile de fond débordante, car anxiogène et asphyxiante, articulée filmiquement, en liens profonds et insécables, avec le désir et le rêve de l’ego, d’un ego – pour la gratuité d’une contemplation sans visée autre qu’elle-même…

Les cinéphiles français ont un rapport au sacré (ne serait-ce qu’à la possibilité du sacré) extrêmement dévoyé… ; il est plus souhaitable (conformiste) de construire un cinéma sur le pourrissement de la société et la dénaturation des consciences individuelles plongées dans le magma de l’histoire (une histoire perçue comme ontologiquement déstructurante pour l’individu – ce n’est pas pour rien si Entre les murs et Bowling for Columbine ont recueilli la Palme d’or) que de chercher à produire un cinéma (que d’aucuns qualifieront d’esthétisant ou de pédant) qui n’a pour objet que de produire de la beauté.

Cela pour illustrer entièrement un propos sans propos qui est de ne vouloir parler (mais de façon performative) que du sacré, propos sans propos car il s’agit de jeter notre regard dans le lieu des icônes ou de la Jeanne d’Arc de Dreyer, le lieu de l’imago où la moindre intelligibilité de tout propos envisageable, de tout propos possible (voilà pourquoi la voix off se fait de plus en plus rare jusqu’à se taire, voilà pourquoi les paroles des protagonistes sont si rares, voilà pourquoi l’épouse est quasiment toujours silencieuse – elle parle davantage avec ses larmes, c’est-à-dire, semble nous dire Malick, elle est davantage parole avec ses larmes que si elle usait de la parole, et quand elle sermonne les enfants investissant l’espace de la maison libéré de l’emprise paternelle de leurs jeux, on ne l’entend pas) ne devient que la marque (la trace, le résidu) d’une émotion fondamentale (et fondatrice d’un accord musical tissé avec le monde) dévoyée, une émotion résultant de la certitude empiriquement éprouvée du sacré, cette déflagration de certitude et de doute mêlés (car cette certitude ne se nourrit que de doute), une émotion qui ne peut apparaître dans sa nudité et sa vérité (qui ne peut être dans son apparaître) que suivant l’imago – sans exception possible. Pour Malick il s’agit en somme de parler du sacré tout en prouvant son existence comme si un film pouvait être, dans son apparaître même, sa propre herméneutique.

C’est en cela que le cinéma de Malick est fondamentalement intéressant (même si par ailleurs l’on peut s’en sentir détaché), car il nous amène à faire l’expérience d’un cinéma qui serait impensable en France et impensable même aux Etats-Unis (alors que l’on sait bien que là-bas le rapport au sacré – disons à Dieu, mais c’est cette figure-là que Malick non pas interroge mais donne à voir très spécifiquement dans The Tree of Life – est autrement moins problématique), du moins dans le réseau de distribution normal, officiel, avec la présence d’un producteur digne de ce nom, c’est-à-dire d’un producteur faisant son travail de producteur (puisqu’il va de soi que The Tree of Life a un producteur, et même plusieurs : Plan B Entertainment, River Road Entertainment, et Cottonwood Pictures). En effet, Malick a pu faire ce film car c’est Malick et il faut croire que son producteur (désignons ses producteurs par ce terme générique) n’avait aucun regard critique sur ce qui se tramait, tout juste un regard patient et bienveillant. Le rêve pour tout créateur, en somme… Mais est-ce rendre service au créateur que de lui laisser toute licence de liberté, alors même que la légitimité du producteur est justement de permettre que puisse se construire un dialogue – pourquoi pas fondé sur l’opposition ou le conflit – duquel pourra germer l’œuvre, dans sa singularité et sa spécificité, alors même que la légitimité du producteur est la légitimité d’un regard extérieur, indispensable, en qui puissent possiblement se cristalliser toutes les remarques possibles face à l’œuvre, à sa germination, lesquelles ne sont possibles que par la distance et le détachement face au foyer créatif qui constituent en propre le regard du producteur, c’est-à-dire le regard se pensant d’abord comme un regard de producteur (autrement dit dialectisant en son être intime cette distance irrévocable face à l’œuvre, à sa croissance, sur un mode théorique ayant effet sur la scène d’un dialogue incessant avec le créateur ou même sur un mode opératoire : c’est le fameuxfinal cut notamment).

Si The Tree of Life naît d’un scénario écrit à la fin des années 70, et si par conséquent son écriture fut longuement méditée, elle ressemblait davantage à un poème plus qu’à un véritable scénario, comme a pu l’expliciter Bill Pohlad, qui a collaboré avec Malick sur ce film. Ainsi, la volonté de l’auteur duNouveau monde de faire ce film semble résulter en premier d’une volonté de tourner des images là où les éléments se retrouvent le plus dans leur nudité bouleversante (le minéral, l’eau…), voulant donner à son regard la consistance d’un appareil enregistreur face au spectacle de la beauté (face à la poésie du monde, dirait Malick) dans son universalité – d’où la diversité des lieux non pas évoqués, non pas retranscrits mais réveillés par l’image – et dans son atemporalité – d’où le recours aux images de synthèse afin de donner vie, notamment, à des dinosaures, ou encore aux planètes, dans le ballet sublime qui concourt à leur formation. Non, rectifions. Pas d’un appareil enregistreur, mais d’un appareil voyant, car c’est seulement la pellicule (merveilleux travail du chef opérateur Emanuel Lubezki), la façon dont l’image – le jeu avec la focale – peut s’arrimer à la musique, dans un jeu subtil avec le montage (qui est le fait de Malick, ce dernier s’étant cloîtré, pour cet opus, pendant deux ans dans sa salle de montage), qui peut donner à percevoir quelque chose du visible quand celui-ci est plongé dans le sacré, du fait de la lumière qui sourd de chaque chose.

Maintenant, il est évident que Malick est parvenu avec The Tree of Life à faire une sorte de film-limite, dans sa carrière si incroyablement peu prolifique (quatre films en quarante ans !) de réalisateur pourtant (et pour ça aussi) adulé aux quatre coins du monde, par les acteurs et réalisateurs eux-mêmes (le gotha hollywoodien aussi). Il est parvenu ici à une radicalisation extrême de son univers, faisant un film hallucinant et halluciné basculant dans le pur documentaire non pas sur le sacré maispour le sacré, sans souci de vraisemblance ou de continuité. Cet opus est un film-monde en ce qui concerne sa filmographie (puisqu’il naît des passages de ses précédents films ayant un rapport direct avec l’irruption du sacré, via la lumière, au sein de la nature et des visages), tout à la fois résumé (puisqu’il n’en garde que la substantifique moelle) et excroissance infinie (pour permettre la contemplation) de sa pensée (on s’imagine très bien regardant le film en boucle, dans une sorte de volonté d’arriver à une transe extatique fondée sur les seuls pouvoirs de la beauté – on s’imagine très bien ?).

Que signifie le fait que Malick ait donné ici plus encore à la sensibilité et à l’imaginaire qu’à l’intellection un film-limite ? Tout simplement ceci : il nous fait nous poser la question de savoir dans quelle mesure l’identité formelle d’un cinéaste, lorsqu’elle s’affirme presque dogmatiquement, avec la rigueur et l’implacabilité des tics, n’est pas une façon de dévoyer (et de tarir) la source de sincérité sur laquelle elle s’est construite. Cela ne veut pas dire qu’un cinéaste doive toujours se renouveler, mais lorsque ce qui apparaissait comme des inventions formelles s’affirme de plus en plus ostensiblement avec toute la rigueur d’un dogme, l’on peut se demander s’il n’est pas temps, effectivement, de se renouveler, de se mettre en péril, de briser les moules, d’aller chercher ailleurs. C’est ce que Malick devra faire, s’il veut continuer de filmer (après son contestable – mais effleuré par quelques plans sublimes – dernier film À la merveille). Autrement sera-t-il condamné à refaire toujours le même film, la même épure, ou la même variation délibérément agrandie (comme c’est le cas avec The Tree of Life).

Si le film durait, semble-t-il, au départ plus de trois heures trente (pour le précédent festival de Cannes, raison pour laquelle il n’a pu s’y trouver, Malick décrétant, in fine, qu’il ne parviendrait pas à terminer le montage à temps) et qu’il ne dure aujourd’hui que deux heures dix-huit, il semble que Malick ait voulu inscrire le spectateur par le regard et l’ouïe de ce dernier dans une vaste mélopée d’images sertie de musique religieuse (notamment) comme le Requiem de Berlioz afin de faire en sorte que quelque chose ait lieu, dans son intériorité, de l’ordre de l’irruption du sacré. C’est un cinéma qui, en suspendant sans cesse l’intrigue, laquelle est réduite à son plus strict minimum (et à son plus grand maximum, ce faisant, puisqu’il s’agit de parler d’une vie humaine dans son ensemble, et de toutes les vies, pas seulement humaines), cherche à ce que le spectateur ne soit pas dans la posture de celui qui voit un film, mais de celui qui en fait l’expérience. Cinéma sensitif avant tout, s’il est une sensitivité de l’âme.

Le regard de Malick se nourrit tout entier de la contemplation dans laquelle il est plongé face à la réalité de la nature (il faut « aimer chaque feuille, chaque rayon de soleil », est-il murmuré en voixoff), face à la réalité des êtres : ainsi le visage, magnifique, de Jessica Chastain plus encore que de ses acteurs, qu’il filme comme s’il s’agissait d’une toile posée sur la lumière parcourue par le frémissement de l’émotion, comme s’il s’agissait d’une lumière sans cesse pointant derrière l’organique et visible derrière chaque frémissement que l’émotion fait naître. En filmant les visages, Malick cherche à donner corps aux vagues de pensée courant sur la surface de la luminosité plus que de la peau, luminosité qui jaillit comme par miracle, à chaque instant, de tout.

Mais la durée (semblant d’autant plus démesurée qu’elle ne s’enracine justement que sur du temps mort, c’est-à-dire du temps vivant à plein, sans justification qui lui soit étrangère) est néanmoins également justifiable, non pas seulement parce qu’elle témoigne de la volonté de l’auteur de provoquer en nous un émerveillement, mais dans le sens où Malick a aussi voulu faire un film-monde dans le sens de l’univers cette fois (et non uniquement de son univers propre), un film qui parle à la fois d’une vie, de plusieurs vies, en somme de toute vie, et à chaque moment de l’existence (tous les moments pouvant se fondre en un, qui est celui de l’éternité, qui est celui de la beauté, nous murmure sans cesse Malick, de façon sous-jacente) à chaque endroit du globe, et quelle que soit la portée du regard (dans l’infiniment grand), afin de montrer la permanence du sacré et de la dualité violence-beauté, laquelle violence est une dénaturation de notre rapport à la beauté (fondée sur un obscurcissement de l’intuition au moyen de la raison raisonnante – en ce sens Malick est bien, très fortement, un cinéaste rousseauiste). Chaque être, chaque chose sont plongés dans cette même dualité, à chaque moment de la création. C’est pourquoi (et l’on répond ici à un journaliste du Monde qui se posait la question dans son blog) il filme deux dinosaures, d’une beauté presque éthérée, l’un posant sa patte sur le visage de l’autre qui est à terre, presque sans vie, posant sa patte avec une volonté de violence évidente, puis la retirant, la reposant, puis la retirant de nouveau, et s’en allant. C’est exactement ce qui se produit entre les deux frères quand l’un demande à l’autre de poser son doigt sur le fusil à air comprimé, chargé – à ceci près qu’il s’agira alors d’appuyer sur la gâchette –, l’un en qui la violence s’est révélée dans une volonté – éprouvée empiriquement – de remise en question de la figure du père fondée sur la contestation de sa légitimité, l’autre demeurant dans une innocence, innocence de la fusion avec la nature et du jeu qui n’est que le corps révélé dans son propre mouvement – et ainsi dans la vie, le propre de la vie étant d’être mouvement – au sein de la lumière, loin de toute réflexivité. L’un et l’autre seront, néanmoins, réunis, le temps d’une étreinte, qui est une étreinte de lumière, de la même façon peut-être que votre sentiment d’agacement face au film, s’il a lieu, ne pourra être tout à fait destitué d’un sentiment d’enchantement face à la beauté qui en découle. Source demeurant alors encore vive, longtemps, c’est à parier, pour l’imaginaire. Il n’y a pas de figure du père, il n’y a pas de figure tout court, il n’y a que de la beauté, semble vouloir nous dire Malick, nous interrogeant, comme le fait Haneke avec la violence, sur notre rôle de spectateur, sur notre posture. Que venons-nous chercher lorsque nous allons voir un film de Malick, c’est-à-dire un film prenant à bras le corps la question du sacré dans le tissu même des images et de la musique, dans l’art du montage si bellement mené ? (semblable question étant sans cesse posée, en filigrane, dans chaque film de Haneke). Puisqu’il est à parier que la plupart des spectateurs de The Tree of Life ont été, sinon des admirateurs inconditionnels du Nouveau monde et de ses autres films, du moins des connaisseurs de son univers.

C’est peut-être ce dernier aspect qui demeure le plus intéressant. Jouer, comme l’a fait Houellebecq dans son dernier roman La Carte et le territoire, avec les a priori qui découlent invariablement (et fomentent la doxa, même dans l’infime) de l’univers singulier d’un auteur (et de la posture sociale de ce dernier), qu’il soit cinéaste ou écrivain, afin de faire en sorte qu’ils enrichissent l’œuvre et non la déforcent (en les prenant à partie, en rendant ce halo intérieur et non plus extérieur quant à la matérialité de l’œuvre, alors qu’il semble, de fait, a contrario échapper à l’auteur, n’être jamais de son fait), demeure une tentation qu’a su saisir également Malick, en offrant du Malick à foison, du Malick en-veux-tu-en-voilà à chacun des spectateurs venus s’asseoir dans la salle (mais alors il s’agit de la substance même de son œuvre telle que perçue par son public et non, comme chez Houellebecq, de sa posture – de son aura – sociale, alors même que ç’aurait pu être le cas, tant Malick cristallise les fantasmes, de par son statut d’énigme vivante, ce cinéaste agoraphobe fuyant toute manifestation publique, et poussant les journalistes présents à Cannes à poser des questions lors de la conférence de presse sur la matérialité de son existence – « est-ce qu’il rit ? »), l’amenant à reconsidérer ses attentes.

Se rediriger vers un cinéaste que l’on a aimé, qu’est-ce, sinon chercher à ce qu’un espoir (dont on peut presque intimement épouser la géographie secrète) soit actualisé. Malick nous suggère qu’il n’est pas d’actualisation possible, mais toujours une surprise. Le cinéma demeure à jamais une épreuve de force, au cours de laquelle il s’agit de faire en sorte que le spectateur sorte de ses gonds, de son habitude, afin que quelque chose puisse survenir dans son intériorité et se cristalliser au moyen de l’émotion, suivant le fil de l’imaginaire (puisque c’est d’abord avec l’imaginaire que l’on voit un film, les yeux n’étant que le relais).

 

Matthieu Gosztola


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A propos du rédacteur

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Rédacteur

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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com