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The Tree of Life de Terrence Malick, ou Comment donner corps au Sacré (1/2)

Ecrit par Matthieu Gosztola 23.05.14 dans La Une CED, Les Dossiers, Côté écrans

The Tree of Life de Terrence Malick, ou Comment donner corps au Sacré (1/2)

 

Alors que le prochain film de Terrence Malick, Knight of Cups, ne devrait pas (trop) tarder, il nous paraît utile de nous replonger dans ce qui fut sans conteste son plus monstrueux, son plus passionnant (car questionnant) opus : The Tree of Life. Nous avons donc quelque peu modifié une étude que nous avions fait lire en son temps sur le site Reflets du temps (qu’il en soit ici remercié).

L’avant-dernier film de Terrence Malick est un film sur le sacré, et la façon dont le sacré s’inscrit en profondeur dans la nature, alors que cette dernière est tenaillée par la violence qui la pousse à vouloir toujours grandir au mépris de ce qui l’entoure, oubliant alors l’essentiel, d’ouvrir les yeux, simplement, et de prendre conscience de cette beauté qui l’entoure et qui la constitue en propre, immense, cette beauté dont l’amour (sans quoi « la vie passe comme un éclair » est-il dit dans The Tree of Life, ce qui demeure sans doute la plus belle phrase du film) est la déclinaison la plus sensible. Cette beauté qui est aussi bien le fait des planètes, de l’immensité de l’univers, des océans, de la réalité des éruptions volcaniques, que de la minuscule voûte plantaire d’un bébé.

Pourquoi ce film a-t-il fait beaucoup parler de lui ? En quoi pose-t-il question, en quoi pose-t-il problème(s), interroge-t-il notre rapport au sacré et à nous-mêmes, dans cette posture dont nous ne pouvons, de fait, nous défaire, qui est celle de spectateur ?

David Thomson, historien très célèbre du cinéma hollywoodien, s’interrogeait ainsi dans le Guardian, il n’y a pas si longtemps, sur ce que pourrait produire The Tree of Life chez le spectateur, chez le cinéphile. On sent, écrit-il, « depuis près de quarante ans, que Terrence Malick peut réaliser un film à même de modifier notre vision du cinéma ». Modifier notre vision du cinéma… Nous allons tâcher de montrer en quoi c’est ce film en particulier qui fait en sorte que Malick y parvient, combien en somme l’intuition de Thomson (il n’avait alors pas vu le film, pas un fragment) s’est révélée exacte.

The Tree of Life semble être une variation infinie, infinie mais s’extrayant entièrement du Nouveau Monde, le précédent opus de Malick. Là se tient le paradoxe (insoluble) dans lequel demeure (patauge ?) ce film. C’est une variation démesurément agrandie de quelques passages du Nouveau Monde (ou encore, disons, du début de La Ligne rouge). Comme si Malick, parvenu à l’acmé de la gloire, pouvait faire en sorte que les moments préférés de ses précédents films (il va de soi que son rapport au sacré conditionne toute son œuvre, que c’est là ce qu’il préfère, et dans The Tree of Life il s’agit pour lui de ne garder de ses précédentes œuvres que ce qui concerne très directement cela), lesquels pouvaient du reste justifier à eux seuls (pour lui) l’entreprise filmique dans son ensemble, soient arrachés de ce qui les justifie d’ordinaire (pour les spectateurs) – ils servaient toujours, d’une façon ou d’une autre, l’intrigue – pour être lancés en orbite dans le ciel du regard du spectateur, et constituer un monde en soi, aussi étrange et gratuit et impénétrable et beau qu’un être vivant, le propre de l’être étant de n’avoir pour seule raison d’être que son existence (aussi ce film ne peut-il, dans ce sens, être jugé, mais uniquement observé comme existence – c’est en tout cas, ce me semble, ce que voudrait Malick), un être qui soit, semble nous dire le cinéaste, un prisme renvoyant, et comme rendant plus concrets, polarisant, les rayons de beauté disant invariablement quelque chose du sacré, du sacré dans lequel nous baignons autant qu’il émane de nous, de nos visages, de nos gestes, de nos mains torsadant l’air dans leurs mouvements hésitants et recueillant (et d’envolées) dans la lumière qui passe toutes les barrières, tous les tamis, toutes les portes, dont la lumière, dont le texte de la lumière affleure sur nos visages au moindre frémissement d’émotion (c’est le cas surtout de Jessica Chastain, mais aussi de Sean Penn…).

Afin de montrer cette cohésion évidente entre les deux films (la structure cyclique d’une même œuvre en quelque sorte constituée par ces deux films), les premiers mots murmurés par la voix off de The Tree of Life sont quasiment une citation du commencement du Nouveau Monde, qui a lieu également sous les traits d’une voix off, la voix off étant chez Malick l’assise indispensable de toute narration, en ce sens qu’elle est le murmure (indéfiniment continué, comme une basse continue) de la conscience humaine, le murmure de vérité de la conscience qui fait part de ses doutes, de ses craintes, de ses questionnements, de sa quête inquiète et éblouie, dévorante, mais comme la vie dévore, quête d’un savoir concernant l’absolu, quête dont la formulation ne pourrait être de façon aussi nue confiée à l’espace de la socialisation qui n’est que codification(s).

Mais, alors que dans le Nouveau Monde, la voix off (principalement celle de l’indienne Pocahontas) interrogeait sans cesse la présence de l’infini, de Dieu, identifié au ciel, à la mer, au souffle, à la lumière, au « père » et à la « mère » de toutes choses, puisque l’on était d’emblée plongé dans un panthéisme du fait du contexte où s’inscrivait l’intrigue, la voix off de The Tree of Life interroge un Dieu protestant identifié à la figure du père (du fait, ici aussi, du contexte où s’inscrit l’intrigue, si minime soit-elle alors). Cette nuance est significative, révélatrice entre toutes, d’autant plus que Malick ne cherche nullement à asseoir son intrigue, avec ce dernier opus, dans une quelconque crédibilité. Vous verrez par conséquent des êtres (disons un) en lévitation, comme dans le Sacrifice de Tarkovski, des vivants retrouvant des morts, comme dans Le Regard d’Ulysse d’Angelopoulos, des maisons ramenées à la mer (à la douceur de la mère, loin de la colère et de la violence du père), c’est-à-dire à l’eau de la naissance, à l’élément de douceur originel indéfiniment répandu et par conséquent continué (bain amniotique de douceur auquel nous convie également le cinéaste, comme s’il s’agissait de laver notre regard de toutes ses impuretés afin de nous mettre nez à nez avec la lumière, avec la beauté). Ainsi est-il certain que son désir de filmer une famille américaine – à Waco, dans le Texas – inscrite dans un rapport inéluctable au religieux et au way of life (les deux étant indissociables) n’est pas premier (même si ce désir résulte d’une volonté de donner corps à ce qu’il connaît au plus intime, depuis son enfance, Malick venant également du Texas) quant à son désir d’interroger Dieu comme figure du père. C’est un film qui interroge cette figure et qui cherche également à nous montrer qu’elle n’a pas de légitimité, qu’elle n’a pas d’existence autre que mensongère. La figure du père va en effet être ramenée à rien (c’est-à-dire que l’on va passer – suivant le regard et l’intériorité des enfants, dans un temps non chronologique – de l’archétype du père à l’homme vulnérable, souffrant, avouant sa honte, sa tristesse), autrement dit elle va être destituée de son statut de figure qui est justement de ne pas pouvoir être, jamais !, remise en question, en cause. Être mise en péril signifie pour elle être, immédiatement, mise à mort. C’est pourquoi le père sobrement interprété par Brad Pitt entrera dans une colère folle lorsque l’un de ses enfants le coupera et lui répondra (lui coupera la parole, mais pour lui il s’agira alors vraiment d’être coupé dans sa chair), l’enfant répondant à son père mais sans violence (« be quiet » dira-t-il simplement) et dans un chuchotement qui est peut-être le fait de la timidité face à l’autorité. Et si la violence du père se déchaîne, face à ce chuchotement d’autorité, c’est parce qu’aucune remise en cause de son jugement n’est possible, aucune, il le sent bien, constamment, à chaque instant, puisque si cette remise en cause avait lieu, elle aurait aussitôt pour effet de faire perdre au père son aura et par conséquent sa légitimité. Si cette remise en cause avait lieu, elle ferait aussitôt déchoir le père de sa figure de père et par conséquent de son rôle de père, rôle qu’il s’attache à mener à bien, comme s’il voulait apposer un baume sur ses blessures personnelles en faisant en sorte que ses enfants deviennent le chef, le meneur, le héros, le triomphant qu’il n’a pas pu être (il s’agit, constamment, d’élever « à la dure », dans une rigueur protestante toute baignée de musique classique – les présences de Brahms et du chef d’orchestre Toscanini sont ainsi évoquées).

Le panthéisme dans Le Nouveau Monde interdisait que la foi penche du côté de l’amertume ou du ressentiment puisque Dieu étant identifié à chaque chose (si chaque chose recèle la figure de Dieu – c’est le propre du panthéisme –, et si chaque chose est dispensatrice d’émerveillements, a contrario de la figure du Dieu paternaliste, du Dieu freudien en qui peuvent se cristalliser tous les sentiments et ressentiments, alors l’homme ne saurait éprouver de ressentiment envers cela même qui est, pour lui, source constante d’enchantement), et chaque chose (chaque chose vraiment embrassée du regard) étant communément touchée tout à la fois par la beauté mais aussi, dans le même temps, par la mort (ainsi en est-il du plan final de La Ligne rouge – qui semble résumer toute l’œuvre de Malick – où une plante née de nulle part, sur un galet, entourée par les flots, est promise à la mort autant qu’elle s’affirme comme la preuve du miracle comme quoi la vie peut s’inscrire, s’insuffler absolument partout), la posture de l’homme ne pouvait être pensée que dans une confiance et une bienveillance aveugles face à tout ce qui est, puisque tout ce qui est (dans la façon avec laquelle vie et mort sans cesse s’imbriquent, naissent l’une de l’autre) était considéré comme étant, de fait, non pas uniquement porteur de sacré, mais comme étant une exhalaison et même une exaltation du Sacré (et, lorsque la violence survenait, c’était uniquement du fait de la façon dont les hommes pouvaient être aveuglés face à l’évidence de la beauté, et de sa permanence).

Dans The Tree of Life au contraire, le ressentiment et l’amertume, la colère, sont possibles (même si là encore ils sont vécus par le réalisateur comme la conséquence d’un aveuglement subi plus que voulu face à la beauté et la lumière de tout ce qui est), car Dieu est identifié fortement à la figure du Père, le Père tout puissant qui dans un premier temps laisse mourir l’un de ses enfants, l’une de ses créatures : un frère, un enfant innocent, plongeant un autre frère dans la violence, dans l’intériorisation puis l’extériorisation, mais comme toujours en demi-teinte, de la violence, celui-ci identifiant Dieu au mal puisque Dieu, pense-t-il, chuchote-t-il à l’intérieur, à l’intérieur de soi, a laissé faire que ce si grand mal arrive, l’enfant qui chuchote à l’intérieur de soi avec ses questions insolubles identifiant dans le même temps la figure de son propre père, lequel fait preuve d’une autorité excessive et violente, au mal. Au Mal. Cette identification est permise par le fait que le père n’a pas su ranimer un enfant après la noyade (un enfant d’un autre, mais un enfant qui devient alors l’image de tout enfant, et ainsi en premier lieu l’image de ses propres enfants ; cet enfant d’un autre permet que soit matérialisée son impuissance propre : l’impuissance d’un père eu égard à ce sur quoi il devrait avoir prise), n’a pas pu le ramener de la mort dans le continent des vivants (ce qui sera permis à la toute fin du film ; ce n’est pas pour rien ainsi que la scène des retrouvailles entre les vivants et les morts a lieu près de l’élément… eau, sur une plage bordée par les flots), n’a pas su le sauver, et donc, pense l’enfant tout au fond, l’a laissé mourir, l’a fait mourir même, puisque le propre de l’autorité qu’il incarne est d’être salvatrice face au danger. Si ce n’est pas le cas, à quoi bon l’autorité ? Et comme l’autorité se confond avec l’existence du père, à quoi bon alors le père ? D’où le désir de sa mort, un désir qui ne sera jamais opératoire, ressassé par le frère en qui la colère et la violence émergent, à la façon d’un torrent encore contenu par la maison, ce nid qui est rattaché indubitablement à la présence charitable et douce et aimante et bienveillante de la mère, avant que la maison ne sombre (ou plutôt ne se révèle) dans (par) l’océan (même si ce moment ne correspond pas à un événement qui aurait une finalité – ou du reste une quelconque chronologie – quant à l’intrigue), faisant ainsi, paradoxalement, que la violence de l’enfant se résolve dans la plus grande douceur possible, dans la plus grande douceur qui soit, celle de l’élément maternel, cette douceur liquide occupant alors tout l’espace, devenue l’océan, ou plutôt se reconnaissant comme l’océan au point de pouvoir désormais entourer toute chose, tout être, sans retenue. Ainsi l’autorité du père, violence contenue et explosant par à-coups se résout-elle dans une douceur faite de honte et d’amour davantage révélé. Ainsi la violence du frère exacerbée face à l’autre frère innocent qui apparaît comme la figure du souffre-douleur se résout-elle en culpabilité et en amour (« je t’aime, tu es mon frère »), épousant en tous points la posture du père face à ses enfants et à son épouse. Ce n’est pas anodin si la plus grande déception du frère en qui vit la violence est de ressembler à son père et de ne pas ressembler à sa mère.

Dieu et le père étant un (s’affirmant tous les deux figure singulière de l’autorité qui ne peut être remise en question, apparaissant comme des archétypes, apparaissant ainsi aussi dématérialisés l’un que l’autre : la violence du père excède proprement le père, l’individu, puisqu’elle n’émerge que de son statut de père, du rôle qu’il s’impose ; ce qui émane du père en propre est seulement sa tendresse qui pour être présente en sourdine, n’en est pas moins à tous les instants palpable, et la tendresse du père passe sur le corps des enfants comme l’impalpable), ils apparaissent irrévocablement, dans la conscience du frère violent, comme liés à un mal possible dont ils pourraient être dépositaires, dont ils pourraient être l’incarnation. Du fait de la mort de l’enfant, pense l’enfant resté dans la stupéfaction qu’un si grand mal puisse advenir, un mal terrassant l’innocence, et du fait de la façon suivant laquelle la mère est violentée, sa mère qui est aussi la figure de l’innocence, de la bonté, de la beauté, du silence aussi, silence bienveillant, protecteur, contestataire aussi, cette mère qui, pense l’enfant, se « laisse piétiner » « aussi » par son mari, du fait de tout cela, le frère bascule dans la violence, violence qui est vécue par l’entourage comme la fuite empirique du Paradis, Malick ne filmant jamais, du reste, que la perte – plus encore que le départ, puisqu’il s’agit, toujours, de l’éprouver – du Paradis, laquelle résulte invariablement d’un aveuglement, car le Paradis, c’est bien là où on est, à chaque instant, du fait de la lumière contenue en chaque chose, êtres ou choses. Du fait de cette lumière musicale qui fait, lorsqu’elle est vraiment aperçue, étreinte de la sensibilité plus encore que du regard, l’intime soudain extime dans l’émotion qui trouve une trace d’elle-même partout où elle se porte. Du fait de cette lumière de chaque chose, de chaque chose recouverte par elle en tant que lumière, aimée par elle en tant que lumière, travaillée de l’intérieur par elle en tant que lumière, de cette lumière qui est l’occasion d’une déflagration de sacré dans le tréfonds, dans le plus intime de l’être, pense Malick.

L’autre différence fondamentale avec Le Nouveau Monde est que dans ce précédent film, la voix offavec sa mélopée d’images contemplatives qui l’accompagnait servait l’intrigue en ce sens qu’elle donnait vraiment corps à l’intériorité de l’étrangère (de l’indienne), faisant surgir jusque dans les couchers de soleil ses sentiments les plus profonds, ses pensées les plus significatives. Dans The Tree of Life, la voix off, et les images qui l’accompagnent, véritables tableaux en mouvements, ne sert en rien l’intrigue. C’est même tout le contraire qui se produit. L’intrigue, infime, réduite quasiment à néant (ainsi la présence de Sean Penn est-elle presque anecdotique, occasion donnée à Malick de filmer son visage buriné, frémissant d’émotion contenue, plus qu’occasion de montrer que tous les âges de la vie peuvent se trouver présents dans le même temps, dans le même espace, puisque le personnage incarné par Penn s’affirme comme étant l’un des frères – celui en qui la violence couvait – parvenus à l’âge adulte, autant qu’il est parvenu dans sa vie propre, puisque, de par la richesse de son intérieur, et de par l’endroit où il travaille, il affiche ostensiblement la réussite, celle d’un brillant architecte, construisant alors au sens propre dans une vie en tous points construite, mais sur le feu à jamais non éteint de la souffrance), semble être un prétexte pour que cette voix off survienne, s’installe, et surtout pour que surviennent les images qui l’accompagnent, qui l’accompagnent au point de la supplanter, très souvent. Très longtemps. Non, pas très longtemps, comme dans une non-durée. La supplanter au point qu’elle se taise, renvoyant alors le film à un non-film où l’image et la musique qui l’embrasse n’ont d’autre justification qu’elles-mêmes.

Il se produit alors quelque chose de très intéressant et de (presque) jamais vu au cinéma : le basculement du film dans le documentaire (mais un documentaire sur rien, ne montrant que sa présence au moment où celle-ci survient, un documentaire qui est en soi comme une vie et l’expression d’une vie, lesquelles ne peuvent qu’être mêlées, en somme un non-documentaire), simplement pour que la conscience du spectateur bascule dans une attention soutenue face au spectacle de la beauté, de l’immensité si féconde de l’univers, de l’infini tournoiement de la musique qui semble s’extraire de chaque réalité (plus encore qu’elle ne semble les accompagner, les mettre en valeur) de l’immensité : aussi la musique révèle-t-elle l’identité des images (ou, plus exactement, d’une seule image multiple) dans leur déferlement, leur déferlement d’imago ayant presque le statut d’icônes (puisqu’une icône est d’abord le lieu matériel par excellence où le sens – la référentialité – accepte irrévocablement sa défaite face à la symbolique qu’il véhicule), et lorsque Malick filme à nu (c’est-à-dire sans musique) les éruptions volcaniques, c’est pour donner à ressentir la musique du souffle éruptif et des coulées de lave ; lorsqu’il filme Sean Penn accompagné de son épouse, deux êtres frêles, herbes pliées dans le vent de la perte et de son sentiment (puisque la tristesse de l’épouse se penche, en l’étreignant plus qu’en l’accompagnant, sur la détresse intime de l’homme dont elle partage la vie, lequel se sent chaque jour orphelin de son frère), encore si vif (il s’agit de penser au frère mort « chaque jour »), blessure jamais refermée, personnages comme des enfants enfermés dans un immeuble new-yorkais cossu, Malick le fait avec le souffle du vent en arrière-plan, afin de montrer à quel point la musique de l’éternité est présente en chaque être, en chaque chose – car lorsqu’il s’agira de filmer une résurrection (ce moment sinon de la danse, du moins du mouvement incessant, nous montre Malick), ce moment sans moment, moment par excellence de l’éternité au cours duquel il n’y aura plus d’« au cours » possible, au cours duquel les vivants et les morts auront l’occasion de s’étreindre, de s’effleurer, d’être au plus près de la tendresse au moyen de quelques gestes improvisés, ce sera sur une plage justement, où le souffle du vent est légion (sans qu’il soit besoin de l’entendre, car ce savoir accompagne l’image en son plus intime de façon universelle).

Ce basculement de la fiction dans la contemplation, dans la contemplation nue immotivée, est une expérience de spectateur que Malick nous invite à faire. Il faut en être capable, c’est-à-dire le souhaiter ardemment. Malick reproduit ainsi dans son film ce qui se passe dans la vie quotidienne, à savoir que le monde peut nous écraser de beauté et susciter en nous un sentiment de bonheur face à ce qui est, simplement ce qui est, justement lorsque l’on accepte de basculer de l’intrigue… de nos vies quotidiennes à l’objet d’une contemplation sans objet, d’une durée possiblement infinie, non arraisonnée à des justifications extérieures. Une contemplation qui n’a pas d’autre justification qu’elle-même.

 

Matthieu Gosztola

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com